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| [Biographie] Kenma SUNAKO | |
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Takagi Vice-amiral
Nombre de messages : 7899 Age : 44 Ville : Saint-Cannat (13) Emploi : Oui Date d'inscription : 03/09/2010
| Sujet: [Biographie] Kenma SUNAKO Ven 31 Aoû 2018, 20:18 | |
| En japonais, le nom commun kagerō désigne une brume légère émanant de la terre surchauffée dans les vallées, les jours sans vent ; c’est un phénomène naturel éphémère qui ne dure jamais plus d’un jour ou deux avant de disparaître sans laisser de traces. C’est aussi le titre d’un livre de Sunako Kenma, paru en 2017 avec le sous-titre «太平洋戦争のかげろぅ - 知られざる"少年海員" » (Taiheiyōsensō no kagerō - shira rezaru shōnen kaiin, Les Kagerō de la Guerre du Pacifique – les mousses oubliés).
Un 少年海員, (shōnen kaiin , littéralement : garçon adolescent marin) que l’on peut traduire par mousse ou apprenti-marin, était un garçon réquisitionné à la sortie de l’école élémentaire supérieure pour servir dans la Marine Impériale Japonaise. La fin de cette école élémentaire supérieure, qui correspond à peu de chose près au collège français, marquait (et marque toujours) celle de la scolarité obligatoire ; les garçons ainsi réquisitionnés avaient en moyenne 14 ans, parfois 13 quand ils avaient de l’avance, parfois 15. La loi qui permettait de les réquisitionner était celle de la Mobilisation Générale (国家総動員法 Kokka Sōdōin Hō) promulguée en 1938 par le gouvernement Konoe pour faire face aux besoins de la guerre en Chine. Cette loi, initialement pensée pour les adultes en âge de porter les armes, s’est étendue aux mineurs pendant la guerre, soit pour faire travailler les adolescents dans les usines, soit pour les envoyer sous les drapeaux servir d’auxiliaires des forces armées impériales. Le phénomène a pris une ampleur exceptionnelle en 1944, après la chute des Mariannes, quand il s’est agi de préparer le territoire métropolitain contre un débarquement américain. Sur toute la durée de la guerre, cette loi a permis à la Marine Impériale de recruter environ 40 000 adolescents ; sur ce nombre, imprécis, 15 211 ont été officiellement déclarés morts ou portés disparus : 987 d’entre eux n’avaient que 14 ans, 2866 avaient 15 ans, 3187 en avaient 16, 3967 en avaient 17 et 4204 en avaient 18. Pour la plupart, leurs parents ont dû attendre l’ouverture des archives au public pour apprendre où et comment ils étaient morts – quand les archives ont conservé ces informations. Beaucoup de ces parents ou de ces grands-parents sont décédés avant de le savoir.Sunako Kenma (砂子賢馬) est né le 25 juin 1929 à Oyasu qui n’était alors qu’un petit village de pêcheurs situé à 25km à l’est de la cité portuaire de Hakodate sur la côte sud de Hokkaidō. À l’époque, la route Esan à deux voies qui longe aujourd’hui la côte à l’est de Hakodate n’existait pas. Il fallait une demi-journée pour aller en ville en empruntant des chemins piétonniers puis le tram à charbon. Le village, fait de modestes maisons serrées contre la grève, ne vivait pas que de la pêche : derrière lui, au-dessus d’une courte pente couverte de bambous, un méplat de terrain abritait les champs. De là, par beau temps, on avait une superbe vue sur le détroit de Tsugaru, la chaîne de montagnes du Shimokita, la baie de Hakodate et le cap Shiokubi. Carte de la région de Hakodate et Oyasu. En médaillon, Kenma en 1947. En avril 1944, Kenma a quatorze ans. Il vient de terminer son troisième cycle scolaire de trois ans qui marque la fin de la scolarité rendue obligatoire par le gouvernement de l’empereur Meiji. Il emploie son printemps à pêcher et à travailler aux champs de sa famille. Les vagues successives de réquisition ont vu partir pratiquement tous les adultes qui pour être marin, qui pour pêcher ou travailler pour les conserveries de hareng, de sorte qu’il ne reste pour sortir en mer sur les barques de pêche pratiquement que les vieillards et les enfants qui, leur brevet en poche, n’ont plus à aller à l’école. Aucun de leurs parents n’a les moyens de leur payer le lycée et de toute façon le lycée le plus proche est à Hakodate. Début mai, Kenma sort en mer sur une barque avec son ami et camarade de classe Takayama Takao dans l’espoir de capturer des bancs de maquereaux au filet. Mais aucun bouillonnement ne marque la présence des bancs et la sortie se transforme en pêche à la ligne, bien moins fructueuse que la traditionnelle pêche au Hokke (nom japonais du maquereau d’Okhotsk). Bientôt, le vent se lève, hachant la surface de la baie de courtes vagues. Les deux garçons rentrent au village. À leurs domiciles, deux cartes de correspondance les attendent : ils sont tous les deux convoqués à se présenter à l’hôtel de ville de Hakodate le 22 mai. Le jour venu, ils se retrouvent à la mairie susdite avec une cinquantaine d’autres garçons. Un fonctionnaire fait l’appel puis un autre leur explique sur un ton martial qu’ils ont été mobilisés et qu’ils doivent tous se présenter à l’école de matelotage de Hakodate le 22 mai. Et c’est ainsi que, à l’âge de 14 ans et 11 mois, Sunako Kenma se retrouve incorporé à la classe 31 du Centre de Formation Maritime de Hakodate. Sa classe compte 50 garçons, et une autre classe de 50 commence sa formation en même temps. Kenma ne s’offusque pas de sa conscription : depuis qu’il est en âge d’écouter et d’apprendre, on lui répète que le Japon est le pays des dieux et qu’il ne peut pas être vaincu. Il est même fier de participer à l’effort national en tant que marin. Sa principale déception, le premier jour, est de voir que l’uniforme est une tenue kaki qui ne rappelle la marine que par l’ancre brodée sur la casquette (c’est en fait une tenue de travail de la Marine Impériale). Toute sa courte vie, il a été élevé dans le culte de la nation et son ambition est de la servir du mieux qu’il peut. La classe 31 du Centre de Formation Maritime de Hakodate. Kenma est au dernier rang, quatrième à partir de la gauche. Le premier jour, on fait aligner les garçons dans la cour de l’école pour examiner leurs effets personnels. Les instructeurs cherchent surtout l’argent : les garçons peuvent garder un peu d’argent de poche, mais les grosses sommes sont déposées sur des livrets d’épargne de la Poste Impériale afin d’éviter qu’elles attisent les convoitises et les rapines. Après le réveil au clairon, les journées d’instruction commencent toutes par un échauffement et des exercices physiques. Puis les matières dépendent de l’option choisie : pont ou chaudière. Kenma choisit la première option, son ami Takao la seconde. Les cours de Kenma portent sur la connaissance générale du navire, sur le matelotage (nœuds, épissures, amarrage), le morse par signaux lumineux, les signaux à bras, l’alphabet occidental et les travaux de peinture bien connus de tous les marins. Le tout est décrit dans un Livre du Marin qu’on leur a distribué. On leur enseigne aussi à manier l’aviron (enseignement dont Kenma n’a nul besoin) et à manœuvrer une chaloupe dans le port de Hakodate et dans les douves du Goryōkaku (五稜郭, la forteresse à cinq branches construite en 1857-1866 pour protéger le port des intrusions étrangères). La nuit, les garçons apprennent à lutter contre les blattes qui pullulent dans les baraquements en bois. Et dans la journée ils apprennent à se contenter de l’ordinaire du marin : un bol de riz, un autre de soupe, du poisson et quelques légumes marinés. À leur âge, ils ont faim. Le dimanche est le seul jour de repos. Le Goryōkaku Le 26 juillet 1944, Sunako Kenma reçoit son brevet de marin des spécialités du pont ainsi qu’un certificat d’excellence avec mention honorable pour avoir obtenu de bons résultats et s’être bien conduit. Il avait été nommé chef de classe. Après un voyage en ferry et en train dans le Japon qui commence à subir les bombardements, Kenma et Takao arrivent à Kobe. Ils y sont affectés à la Dairen Kisen Kabushiki Kaisha (大連汽船株式会社, compagnie de navigation de Dairen qui est l’actuelle Dalian) dont le siège est à Kobe. Avec une trentaine de garçons venus d’autres centres de formation, Kenma y suit une nouvelle formation au morse par projecteur : cette fois-ci, il n’est plus en ambiance scolaire et la vitesse de transmission est bien plus élevée qu’à Hakodate. Mais il s’y fait et, le 18 septembre 1944, au terme de quarante jours de formation, il réussit son examen et obtient son certificat de premier niveau de communication par signaux du Ministère de la Marine. Après une semaine de vacances et un aller-retour jusqu’à Oyasu, Kenma attend un mois à Kobe avant d’être affecté à bord du Seiga Maru, un transport de 2090 tonnes qu’il rejoint par train à la base navale de Sasebo (Kyūshū) en novembre 1944. Le Seiga Maru fait partie des navires réquisitionnés par la Marine Impériale comme transport auxiliaire. Le logement des quatre mousses de l’équipage, à l’avant, est spartiate : ils dorment à même le pont avec une couverture et il n’y a aucun chauffage. Au mouillage, leurs tâches ne sont pas exaltantes : propreté des cabines et des toilettes de l’équipage, lessives, buanderie, mettre et débarrasser la table, et autres tâches de détail. À la mer, les mousses sont intégrés aux équipes de quart et participent à la veille, mais sans être bien considérés d’après Kenma, qui regrette de ne pas pouvoir pratiquer les diverses techniques de transmission qu’on lui a apprises. Le Seiga Maru L’équipage du Seiga Maru, logé au centre du navire, comprend plusieurs marins ayant déjà accumulé une bonne expérience à la mer, y compris celle des naufrages sous les coups de torpilles des sous-marins américains. S’y ajoutent quatorze gardes de marine, logés sous l’abri de navigation et chargés de mettre en œuvre l’armement : un canon à la poupe, un obusier à tube court à l’avant pour tirer sur les sous-marins, et une mitrailleuse au-dessus de la passerelle. Mi-novembre, le Seiga Maru appareille seul pour emmener deux cents fusiliers marins à Shanghai. Pas question de prendre la route la plus directe à cause des sous-marins : le cargo traverse en zigzagant le détroit de Tsushima, remonte au nord le long de la côte occidentale de la péninsule coréenne, longe la péninsule de Liaodong puis (en zigzagant) le chapelet d’îles qui marque la limite de la mer de Bohai, puis enfin la péninsule du Shandong et redescend au ras de la côte chinoise jusqu’à Shanghai. Les officiers des fusiliers marins sont inclus dans le tour de quart passerelle. Outre le chef de quart, l’équipe de passerelle comprend un quartier-maître barreur et deux mousses dont le rôle est d’assurer la veille nautique sur chaque aileron de la passerelle. Le long de la côte coréenne, Kenma note les mâtures de nombreuses épaves de cargos : l’ennemi a la maîtrise des mers et le Seiga Maru court en permanence le danger d’être torpillé, même en rasant la côte. À un moment, au large de la péninsule coréenne, un avion de patrouille signale une mine dérivante : l’équipe de quart la repère, le bateau se met à tourner autour à une centaine de mètres de distance tandis que les gardes de marine essaient de la détruire à la mitrailleuse. Après avoir tiré quelque 1700 cartouches sans l’atteindre, ils y renoncent et le Seiga Maru reprend sa route. Bien plus tard, alors que le cargo descend nuitamment au sud vers Shanghai, un signal lumineux par morse est repéré. Kenma est de quart mais perd vite la trame du message : sans entraînement depuis deux mois, il a commencé à oublier ce qu’il avait appris. La suite de la rencontre (il s’agit d’un navire échoué qui demande de l’aide) se passe sans lui et il comprend pourquoi les marins de l’équipage ne comptent pas vraiment sur les mousses. Kagerō : les garçons réquisitionnés ne sont qu’une brume passagère qu’on oublie vite quand ils disparaissent. Le trajet du Seiga Maru entre Sasebo et Shanghai La nuit précédant l’arrivée à Shanghai, les hydrophones du cargo détectent, malgré la mauvaise mer, le bruit d’un sous-marin. L’alerte est donnée et tout le personnel non de quart se retrouve sur les passavants à scruter la mer. Appliquant les consignes de sécurité, Kenma a enfilé sa brassière de sauvetage avant de gagner l’aileron tribord de la passerelle – celui qui fait face à la côte. Au loin, il distingue deux lumières : ce sont deux cargos japonais qui viennent d’être torpillés et qui brûlent dans la nuit. Fort heureusement, le Seiga Maru n’est pas attaqué et arrive sans autre encombre à la base navale de Shanghai. Le jour d’après, un destroyer ramène des survivants des deux cargos torpillés. Trois vues de Shanghai en 1939. Le dépaysement avec Oyasu est complet. Tous les jours, à Shanghai, l’alerte aérienne est donnée : les B-29 bombardent ou passent à haute altitude sans être inquiétés par la DCA qui ne tire pas assez haut. Un soir, les marins de l’équipage emmènent les quatre mousses dans un bar fréquenté par les soldats de l’Armée Impériale. Les adultes y sont venus pour boire du saké, mais les adolescents n’y ont pas droit. On leur sert un bol de riz avec un accompagnement de viande ; c’est la première fois de sa vie que Kenma mange de la viande. Le Seiga Maru repart quelques jours après avec une cargaison de pièces métalliques et de tubulures. Un mois après avoir quitté Sasebo, il rentre sans encombre au Japon après deux escales à Qingdao et Dalian au cours desquelles le garçon continue à découvrir le monde et à se découvrir lui-même. Le Seiga Maru (modernisé) à Hong Kong dans les années 1970. Le cargo a survécu à la guerre. Le 18 décembre 1944, un lumbago qu’il a attrapé dans ses premiers jours à bord du Seiga Maru le fait débarquer à Ōsaka. On le renvoie à Kobe, dans les baraquements de la Dairen Kisen où il avait suivi sa formation au morse par projecteur. Il n’y voit pas le moindre médecin et le froid aggrave son mal au dos. En fin de compte, la Dairen Kisen l’autorise à rentrer chez lui le 27 décembre. En arrivant à Oyasu, il donne à son père 95 des 115 Yens qu’il lui reste sur ce qu’il a gagné à bord (35¥ par mois). Et il peut enfin aller voir un docteur. (à suivre)
Dernière édition par Takagi le Lun 09 Nov 2020, 18:51, édité 1 fois |
| | | Takagi Vice-amiral
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| Sujet: Re: [Biographie] Kenma SUNAKO Ven 31 Aoû 2018, 20:19 | |
| Pendant son séjour, il apprend le décès de son ami Takayama Takao, sans aucun détail. Ce n’est que six décennies plus tard qu’il saura comment il est mort : Takao était matelot de chauffe à bord du Soka Maru, un cargo de 2813 tonnes. Le cargo a été attaqué et coulé le 24 mars 1945 en Mer de Chine orientale par une quarantaine d’avions américains. Les deux cents soldats qu’il transportait, les quatorze gardes de marine et les soixante-deux membres d’équipage ont tous péri à l’exception d’un seul. Takao venait d’avoir 15 ans le 20 mars 1945. Takayama Takao, ami de Kenma, le 11 juillet 1944 et le Sōkawa Maru (荘河丸), sister-ship du Soka Maru à bord duquel Takao a péri. Une tragédie semblable frappe encore la communauté d’Oyasu quand, le 1 er avril 1945, le navire-hôpital Awa Maru est torpillé et coulé par un sous-marin américain. Là encore, il n’y a qu’un seul survivant sur un total de deux mille personnes présentes à bord. Parmi les 148 membres d’équipage se trouvaient trois mousses originaires d’Oyasu et qui étaient allés à l’école dans la classe de Kenma : Watanabe Akira, Nagai Yoshiteru et Goto Kanekichi, tous trois âgés de 15 ans. Ils avaient été mobilisés après Kenma et Takao. En ce même mois d’avril, Kenma est envoyé soigner son lumbago dans un établissement thermal médicalisé pour marins à Yunokawa, près de l’actuel aéroport de Hakodate. Il y reste du 25 avril au 29 juin 1945. Rapidement rétabli, il passe une partie de son temps à aider le personnel pour les corvées, comme il le faisait à bord du Seiga Maru. Il y côtoie nombre de marins et d’officiers dans un contexte où ceux-ci sont plus abordables qu’à bord. À la fin de sa cure, fin juin 1945, l’ingénieur mécanicien Ito Shichizo, lieutenant de vaisseau de réserve et directeur du Centre de Formation Maritime de Hakodate où Sunako Kenma avait fait ses classes, prend son ancien élève comme instructeur assistant. Kenma utilise enfin ce qu’on lui a appris en morse, en pavillons et en signaux lumineux. Il se trouve bien jeune pour faire l’instructeur mais fait de son mieux. Bien qu’il n’en fasse pas état, cet emploi lui évite aussi de retourner trop près des torpilles américaines. La classe du Centre de Formation Maritime de Hakodate. Sunako Kenma, instructeur assistant, est au premier rang à droite. Le 14 juillet 1945, il assiste depuis les tranchées creusées dans le terrain du centre de formation à l’attaque aérienne de l’aéronavale américaine sur le port et les installations de Hakodate. La ville est touchée, la forteresse sur le mont Hakodate ne fait pas donner son artillerie antiaérienne parce que les avions américains volent trop bas : la forteresse est en hauteur et il aurait fallu tirer en direction des toits, sur les habitants de la ville. Les Américains font également un carnage parmi les bateaux ancrés ou amarrés dans le port : malgré leur DCA, plusieurs sont touchés, certains brûlent, d’autres coulent. Les ferryboats assurant la liaison avec Aomori sont détruits ou immobilisés, coupant Hokkaidō du reste du Japon. Le 24 juillet 1945, Kenma présente l’examen d’entrée à l’école nationale de formation des marins. L’école est à Otaru (sur la côte de la Mer du Japon, à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Sapporo) et permet d’obtenir un certificat de quartier-maître de troisième classe et de servir comme réserviste dans la Marine Impériale. Un centre d’examen est ouvert dans les locaux du Bureau de la Marine pour le Contrôle de la Navigation à Hakodate. Mais l’examinateur, qui est le chef du service administratif dudit bureau, se montre très coulant : il n’y a qu’une poignée de candidats et tous les adultes semblent démoralisés par la perspective de l’effondrement prochain du Japon. L’ « examen » se limite à un contrôle médical et un entretien avec l’examinateur. Kenma est évidemment reçu. Le 13 août, il intègre l’école nationale de formation des marins à Otaru pour y suivre les cours de la spécialité navigateur (timonier de passerelle). On lui donne enfin un vrai uniforme de marin. Le 14, il passe les derniers contrôles médicaux qui le déclarent apte (et guéri de son lumbago). Le 15 août 1945, il fait très chaud à Hokkaidō. On rassemble les apprentis marins dans la cour de l’école pour leur faire entendre le discours de l’Empereur à la radio. Mais il y a du bruit et les garçons ne saisissent pas ce dont il retourne. Ce n’est qu’après l’assemblée et quand la direction de l’école leur explique que la guerre est finie et que le Japon a été vaincu qu’ils comprennent. Le lendemain, les cadres de l’école brûlent les documents qui ne doivent pas tomber aux mains des Américains et, le 17 août, ils ordonnent aux garçons de rentrer chez eux et d’y attendre les instructions. Avant leur départ, on leur signer un serment d’obéir aux règles des réservistes, et on les promeut cadets réservistes de la Marine Impériale. Kenma rentre à Oyasu. Le 25 septembre 1945, rappelé, le cadet Sunako embarque sur le vénérable Shinano Maru (信濃丸), ex-paquebot de 6390 tonnes construit en 1900 et qui s’était rendu célèbre en 1905. Alors réquisitionné comme croiseur auxiliaire, c’est lui qui avait découvert l’escadre russe et qui l’avait signalée par radio pendant la nuit du 26 au 27 mai 1905. Entre 1906 et 1945, il avait successivement servi de paquebot vers Seattle, puis vers des destinations moins lointaines avant d’être converti en navire d’assistance aux pêches dans le grand nord puis d’être finalement réquisitionné comme navire de transport par l’Armée Impériale. Pendant la guerre, il a été torpillé, miné, attaqué par les avions, mais a survécu et a été réparé à chaque fois. En septembre 1945, il n’est pas en bon état mais il va servir aux rapatriements. Kenma y est quartier-maître timonier de troisième classe, il a 16 ans et 3 mois et il gagne 59¥ par mois. Le Shinano Maru en 1945. Le Shinano Maru est en cours de modification à Hakodate pour sa nouvelle mission : des mezzanines en bois à trois niveaux sont installées dans les cales, ne laissant vide que le puits de cale, et une dizaine de poulaines à cloisons de bois sans toit sont ajoutées en porte-à-faux sur le bordé. Les cales sont étroites (le navire était un paquebot, pas un cargo) et la hauteur sous mezzanine n’excède pas un mètre, de sorte qu’il faut ramper pour s’y déplacer. Des ampoules électriques nues procurent un éclairage rudimentaire dans ce que Kenma compare à des claies utilisées pour l’élevage des vers à soie. Des échelles de bois permettent d’en sortir et d’aller prendre l’air sur le pont. Ces aménagements achevés, le Shinano Maru appareille pour Muroran (autre port de Hokkaidō au nord de Hakodate) pour y embarquer 2000 Coréens et les ramener à Pusan (actuelle Busan en Corée du Sud, face à Tsushima). De là, il repart à vide vers Zamboanga à la pointe occidentale de l’île philippine de Mindanao. Il effectue une escale à Manille où il arrive « escorté » un moment par un sous-marin américain en surface qui surveille ses mouvements. Le port est encombré d’épaves. Le Shinano Maru reste à l’ancre plusieurs jours. Les autorités américaines autorisent l’équipage à aller à terre mais ne peuvent garantir sa sécurité, aussi tout le monde reste à bord. Il y fait une chaleur étouffante. Quand un grain menace, tout le monde se retrouve dehors avec un baquet, une savonnette et une serviette dans l’espoir de se faire doucher. À Zamboanga, le Shinano Maru reste aussi à l’ancre. Des locaux viennent en barque troquer des fruits des îles contre de la nourriture japonaise, en particulier contre des calmars séchés dont les Philippins sont friands. Les soldats japonais à rapatrier arrivent par barges entières. La plupart sont en guenilles, leur uniforme n’ayant été ni rapiécé ni changé depuis longtemps. En tout, il y en a environ 800. Certains ne sont sortis de la jungle que depuis trois jours. Beaucoup sont tellement amaigris et affaiblis qu’ils doivent se faire aider pour grimper les filets de singe qui leur permettent de monter à bord le long du bordé. Mais quand ils sont à bord, tous sont soulagés et de bonne humeur. Après l’appareillage, quelques-uns décèdent et sont inhumés en mer, salués par les autres et par le sifflet à vapeur du paquebot. Ceux-là (qui ne sont que trois ou quatre) sont rentrés plus vite que les autres au Japon, se dit Kenma. Filant vers le nord, le Shinano Maru fait ensuite escale à Leyte où il embarque 1200 prisonniers de guerre. Ceux-là sont en meilleur état : ils ont été bien nourris pas les Américains qui leur ont aussi donné des uniformes kaki avec, dans le dos, les lettres PW (Prisoner of War). Profitant de la venue à couple d’une citerne à eau, un membre d’équipage troque un pain de savon américain pour se laver – du savon étonnamment parfumé pour les Japonais habitués au savon fabriqué à base d’huile de poisson à la fin de la guerre. Des cartons de rations de combat américaines sont également embarqués et empilés à bord. Ces rations sont pour les soldats. L’équipage du Shinano Maru n’en reçoit qu’une par personne sur tout le trajet retour vers le Japon, mais son contenu émerveille : conserves de bœuf et de haricots, cookies, tablette de chocolat, café… La machine du Shinano Maru donne tout ce qu’elle peut et c’est à 10nd que le paquebot rentre au Japon. Le Shinano Maru au temps de sa grandeur, en 1911. Début janvier 1946, il est à Dalian. Les rapatriés embarquent sur le bateau, sourient quand ils voient qu’il est japonais. Ce sont des civils qui ont dû fuir le retour des Chinois ou des Soviétiques sans rien emporter. L’équipage s’affaire à garder le Shinano Maru propre. Au bout de quelques jours, le moral des rapatriés remonte, leurs enfants se font de nouveaux amis et jouent sur le pont. Une estrade est improvisée sur le pont avant, au pied de la passerelle, et des spectacles s’y montent à la lueur des fanaux. Les premiers chants japonais d’après-guerre y sont entonnés : « le Chant des Pommes », « le Retour du Navire », « Peut-il y avoir quelqu’un qui ne pense pas à son pays ? ». Les sept kagerō du Shinano Maru et le bosco qui les encadre (au centre, avec des lunettes). Kenma est derrière la bouée de droite. Après un aller-retour au Japon, le Shinano Maru fait une brève escale à Nakhoda en Extrême-Orient soviétique. Nakhoda est un port de pêche, pas un port de marchandises ni de passagers. À la sortie du bourg s’étale une plaine sans fin. La rade est encombrée de navires de guerre et de militaires soviétiques. À terre, Kenma voit des prisonniers de guerre japonais qui rentrent dans leurs baraquements après ce qui semble être une journée de labeur. Certains voient le pavillon japonais du Shinano Maru. Mais le navire n’en embarque pas et file sur Huludao sur la mer de Bohai en Chine septentrionale. Là, il n’y a qu’un appontement en bois : ni port abrité, ni maisons autour du quai. Plusieurs navires sont sur rade : transports japonais ayant échappé au carnage de la fin de la guerre, navires de débarquement, Liberty Ships mis à disposition par les Américains. Les rapatriés de l’ancien Manchoukouo arrivent en trains de marchandises, vêtus de guenilles et portant sacs à dos et baluchons. Ils sont à bout. Puis le Shinano Maru gagne Dagu près de Tianjin où il mouille l’ancre à 10km du rivage pour embarquer d’autres rapatriés par chaloupe. Sur le trajet du retour, le Shinano Maru évite une mine dérivante. Kenma se dit que s’il avait fait nuit personne ne l’aurait vue. Le centre-ville de Nagasaki, rasé et contaminé par la bombe atomique. Une partie de l'équipage du Shinano Maru participe à une rencontre sportive à Nagasaki le 3 avril 1946. Kenma est assis au premier rang, deuxième à partir de la droite. Après avoir débarqué ses rapatriés à Hakata près de Fukuoka, le Shinano Maru essuie une violente tempête en traversant la mer de Gankai Nada puis il relâche pour entretien et réparation dans le chantier naval de l’île de Koyake à une dizaine de kilomètres de Nagasaki. On est alors en avril 1946 ; l’équipage du Shinano Maru visite Nagasaki, voit son centre dévasté et ses quartiers périphériques épargnés. Après les travaux, le Shinano Maru se voit rappelé à Hakodate à Hokkaidō. La première vague des rapatriations, la plus urgente, est terminée et le nombre de réfugiés sature les abris dans les villes : avec d’autres, le vieux Shinano Maru va servir de centre d’hébergement flottant à Hakodate, son port d’attache. Pour l’équipage, majoritairement originaire de la région de Hakodate, c’est le retour en famille après des mois de navigation. Puis les traversées reprennent pour achever de ramener en métropole les civils et les militaires démobilisés que l’aventure coloniale japonaise avait dispersés en Asie. Vingt-deux mois après avoir embarqué sur le Shinano Maru, Kenma est promu quartier-maître de deuxième classe, au mérite et avant d’autres matelots plus âgés. Il n’a que dix-huit ans et est le premier surpris de cette promotion, contraire à la culture de l’avancement à l’ancienneté. Il faut dire qu’il se dépense sans compter et qu’il est souvent le premier à être volontaire pour les travaux pénibles ou risqués, et le bosco qui encadre les sept jeunes l’apprécie. Le 23 avril 1948, alors que les rapatriements s’achèvent, Kenma profite d’une escale dans une ancienne base navale de la Marine Impériale près de Maizuru pour prendre quelques jours de congé payé et rentre en train à Oyasu. Il vient de passer deux ans et sept mois sur le Shinano Maru, et près de quatre ans se sont écoulés depuis qu’il a reçu sa lettre de mobilisation un matin de mai 1944. À l’époque où le téléphone n’était pas répandu et où la poste japonaise ne s’était pas remise de la guerre, il n’a pratiquement pas eu de contacts avec ses proches, à part lors de ses passages à Hakodate. Il va avoir 19 ans et décide de rester à Oyasu pour aider sa famille à repartir. Il démissionne de la NYK (日本郵船株式会社, Nippon Yūsen Kabushiki Kaisha, corporation de navigation du Japon) et commence sa vie d’adulte. Sunako Kenma le 14 avril 1946 (à gauche) et en 1947 (à droite) Marié en 1958, père de trois filles, Sunako Kenma a attendu d’être à la retraite et plusieurs fois grand-père pour écrire le petit livre d’une centaine de pages qui a servi de base à ce résumé squelettique. L’auteur n’avait-il pas un nom prédestiné ? 砂子 (Sunako) signifie l’enfant des sables. Kenma, son épouse Harumi et leur première fille Yayoi en 1959 |
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