Le jeudi 17 août 1892 naît le troisième fils de
Yamaguchi Shugi (山口宗義), lui-même issu d’une grande famille de samouraïs qui, avant la restauration Meiji, avait servi le clan Matsue dans l’actuelle préfecture de Shimane. Sa lignée avait connu ses premiers hauts faits d’armes dès le XVI
e siècle quand son ancêtre Yamaguchi Hisashi s’était illustré comme chef des armées de la maison Matsue dans les guerres féodales de la période Sengoku (戦国時代 Sengoku Jidai) en particulier au moment de la bataille de Sekigahara, où son clan s’était rallié au shogun.
Tōkyō au début du XXe siècle. La famille Yamaguchi habite le quartier de Koishikawa. La famille Yamaguchi a su prendre le virage de la restauration impériale, de la dissolution du shogunat et du système des castes : Yamaguchi Shugi, diplômé docteur d’université, a l’honneur d’être membre du conseil d’administration de la Banque du Japon et il a ses entrées au ministère des Finances. Le quartier de Tōkyō où il habite, Koishikawa, n’a alors rien à voir sur le plan urbanistique et architectural avec ce qu’il est devenu aujourd’hui : situé à quelques centaines de mètres au nord-ouest du palais impérial et à la périphérie de la capitale, c’est un beau quartier où se côtoient maisons traditionnelles, jardins japonais et villas à l’occidentale. C’est là que l’empereur Meiji a fait construire la prestigieuse Université de Tōkyō. À Koishikawa résident de nombreuses familles aisées de la haute société tokyoïte et plusieurs des oligarques qui président à la modernisation du Japon.
La famille Yamaguchi est lettrée : le prénom du nouveau-né,
Tamon (多聞), fait référence au Tamon Maru, jonque de guerre de Kusunoki Masashige (1294-1336), samouraï d’extraction modeste de la période Nanboku ayant combattu pour le compte de l'empereur Go-Daigo dans sa tentative de reprendre le pouvoir au shogunat de Kamakura, et dont le nom est devenu synonyme à partir de l'ère Meiji de fidélité et de dévotion inconditionnelles à l'empereur. La statue équestre de Kusunoki Masashige peut toujours être contemplée devant l’entrée du palais impérial à Tōkyō. Le navire lui-même tirait son nom de Tamon qui était un dieu local de la guerre.
Né sous de tels auspices, le jeune garçon effectue une scolarité brillante dans les écoles, puis le collège et le lycée de son quartier. Chose assez rare à l’époque, il se distingue par son aptitude à apprendre l’anglais, qu’il maîtrise assez tôt. Il faut dire qu’il y a plusieurs ambassades près de chez lui et que les occasions de pratiquer les langues étrangères ne manquent pas. En digne rejeton de sa lignée, il brille aussi en arts martiaux, et notamment au kendō dont la pratique gagne du terrain après l’interdiction du port (et de l’emploi) des sabres en acier – des sabres à tuer.
En 1905, il va sur ses treize ans quand l’amiral Tōgō Heihachirō remporte la célèbre victoire navale sur la flotte tsariste à Tsushima. Tamon y trouve sa vocation : dès l’adolescence, il sait qu’il veut être officier de marine, une carrière à laquelle le prédestinait peut-être son prénom.
En septembre 1909, sorti brillamment du lycée à 17 ans (donc avec un an d’avance), il présente et réussit le concours d’entrée à l’Académie Navale d’Etajima. Entré vingt-et-unième (sur cent cinquante) dans la 40
e promotion de l’Académie, il en sort deuxième (sur cent quarante-quatre brevetés) en juillet 1912. Il est également champion de l’école en kendō. Parmi ses camarades de promotion, on compte Ōnishi Takijirō, Ugaki Matome et Fukudome Shigeru qui feront parler d’eux pendant la guerre du Pacifique.
Yamaguchi Tamon à sa sortie de l'académie navale Son goût pour le kendō mérite peut-être qu’on s’y attarde. Le kendō (la voie du sabre) a pris sa forme moderne au tournant des XIX
e et XX
e siècles. Sport de combat individuel considéré comme une école du caractère, il prône l’attaque et ne préconise le port de protections que pour éviter que les combattants se blessent en pratiquant. Si l’on préfère, on y apprend que seule l’attaque peut permettre d’emporter la décision, et que la défensive est la stratégie des indécis, voués à perdre le combat au bout d’un temps plus ou moins long.
Après sa sortie d’Etajima, et porté par un classement de sortie qui lui permet d’aspirer à une brillante carrière, Yamaguchi Tamon commence par parfaire sa formation maritime et militaire par l’habituelle série d’embarquements et de formations à terre : midship le 17 juillet 1912 sur le croiseur SOYA (il s’agit de l’ancien VARYAG russe), enseigne de vaisseau de deuxième classe le 1
er décembre 1913, embarquement sur le croiseur protégé CHIKUMA en mai 1914 puis sur le cuirassé AKI en février 1915, navire à bord duquel il passe enseigne de vaisseau de première classe (décembre 1915). En janvier 1916, il commence la formation élémentaire de l’école d’artillerie, puis en juin 1916 celle de l’école des torpilles. À sa sortie en décembre 1916, il est affecté à la troisième flotte – celle des sous-marins. En mai 1918, il est versé à la deuxième flotte (celle des bâtiments légers) et participe à la fin de la Première Guerre Mondiale en Méditerranée comme officier d’armes et de renseignement (parce qu’il parle couramment l’anglais) du contre-torpilleur KASHI (classe MOMO de 1916) à bord duquel il embarque en juillet 1918. Un de ses rôles consiste à constituer une documentation sur les équipements et les tactiques d’emploi des sous-marins des différentes marines européennes qu’il est amené à fréquenter.
Le destroyer HINOKI, sister-ship du KASHI, photographié à Wuhan en 1923 La guerre finie, il rentre au Japon à bord du KASHI. En décembre 1918, il est promu lieutenant de vaisseau. Le 17 janvier 1919, à Yokosuka, il est nommé membre de la commission d’évaluation des sous-marins croiseurs que le Japon a reçus de l’Allemagne au titre des dommages de guerre. Puis il est versé un temps dans les défenses côtières de Yokosuka (un poste qui abrite peut-être une autre fonction, 24 juillet 1919) puis de Kure (8 octobre 1919), le temps d’attendre l’entrée au cours supérieur de l’école des torpilles le 1
er décembre 1919.
Une fois breveté, il est affecté quelques mois à la défense côtière de Sasebo (1
er décembre 1920) avant de suivre les cours de l’Université de Princeton aux États-Unis de février 1921 à avril 1923. Pour une raison que l’histoire n’a pas retenue ou que les archives n’ont pas encore livrée, il ne termine pas sa formation académique aux USA et reçoit une lettre de rappel le 10 mars 1923. Le 15 juin 1923, il embarque comme chef de service sur le cuirassé NAGATO mais n’y reste que quelques mois ; le 1
er décembre 1923, il est nommé instructeur à l’école des sous-mariniers. Un an plus tard jour pour jour, le 1
er décembre 1924, il est promu capitaine de corvette et nommé stagiaire à l’École de Guerre navale.
La petite histoire a retenu de cette époque une anecdote croustillante : au restaurant avec son ami Igarashi, un soir de décembre 1924, Yamaguchi Tamon commande quatre repas : trois pour lui, un pour son collègue. Et il mange ses trois parts sans sourciller. Sa réputation de gros mangeur le suivra jusqu’à la fin.
À sa sortie de l’école de Guerre Navale (1
er décembre 1926), il passe une année à l’état-major de la première escadrille de sous-marins, puis le 15 novembre 1927 il est versé à l’État-Major de la Marine. Il profite de ses affectations à terre pour se marier. Le 10 décembre 1928, il est promu capitaine de frégate.
En septembre 1929, il effectue aux USA un voyage officiel dont les buts sont restés inconnus.
En novembre, avec Yamamoto Isoroku, il accompagne comme assistant l’envoyé plénipotentiaire que le Japon envoie à la Conférence de Londres sur la limitation des armements navals. À son retour, il prend le commandement le 7 janvier 1930 du croiseur léger YURA mais ne reste en poste que quelques mois : le 15 novembre, il est nommé à l’état-major de la 1
e flotte. Il y reste deux ans.
Le croiseur léger YURA À la fin de cette affectation survient un drame familial : son épouse Toshiko meurt le 20 septembre 1932 en donnant naissance à leur troisième fils.
Le 15 novembre 1932, il est nommé instructeur à l’école de guerre navale puis, quatre jours plus tard, à l’école de guerre terrestre. Le 1
er décembre de cette même année, il passe capitaine de vaisseau. Il se remarie avec Takako, nièce du vice-amiral Kosuke Shikama qui compte aussi Yamamoto dans son entourage.
À l’issue de son professorat, le 1
er juin 1934, il retourne aux USA comme attaché naval de l’ambassade du Japon à Washington, poste qu’il occupe jusqu’à l’automne 1936. Il a gardé les habitudes de l’officier de renseignement qu’il avait été en 1918-1920 et profite de son affectation pour constituer et traduire en japonais une documentation importante sur la stratégie navale moderne, et notamment sur la révolution que l’aviation embarquée est en passe d’effectuer. Mais il se montre parfois peu diplomate et peu discret dans sa soif à récupérer des informations. De plus, il a l’impression que le haut commandement de la Flotte Combinée ne tient aucun compte des nombreux rapports qu’il lui envoie. D’après Mayuzumi Haruo, son impatience tant auprès des Américains que de sa propre hiérarchie précipite son retour au Japon ; il reçoit sa lettre de rappel en octobre 1936.
Le 1
er décembre 1936, il prend le commandement du croiseur léger ISUZU suivi, un an plus tard, du cuirassé ISE. Promu contre-amiral le 15 novembre 1938, il est nommé à l’état-major général de la Marine Impériale le 1
er décembre. Deux semaines plus tard, il y est nommé chef d’état-major de la 5
e Flotte. Le 15 novembre de l’année suivante, il est réaffecté à l’état-major de la 1
e Flotte.
Sur la plage arrière de l'ISUZU, Yamaguchi Tamon et l'écrivain de marine Sanematsu Yuzuru posent au milieu de l'équipe de kendō Le cuirassé ISE en 1936 Le 15 janvier 1940, il est nommé commandant du
Dai-ichi Rengo Kokutai (第一聯合航空隊, le 1
er Groupe Aérien Combiné de la marine), engagé dans les opérations de bombardement en Chine. Son camarade de promotion Ōnishi Takijirō commande le 2
e Groupe. À l’époque, ces groupes sont constitués de bombardiers bimoteurs G3M, de chasseurs A5M et de divers modèles d’avions de reconnaissance, de liaison et d’appui au sol (ces derniers étant souvent assez anciens). Le manque d’autonomie des chasseurs A5M leur interdit d’escorter les G3M dans des missions de bombardement à grande distance. Yamaguchi Tamon n’en a cure : poursuivant la campagne de son prédécesseur, il ordonne plusieurs sorties de bombardement de la ville de Chongqing, où Tchang Kaï-Chek a replié sa capitale après l’évacuation de Nanjing (Nankin) en 1938. La ville est loin du front et n’est pas menacée par l’Armée Impériale japonaise. Ces bombardements ciblent quelques sites militaires, des routes, des ponts et des voies ferrées, mais visent aussi à saper le moral de la population et à la terroriser en frappant les quartiers d’habitation avec des bombes incendiaires. Les premiers raids menés en 1939 n’avaient rencontré aucune opposition, mais en 1940 les Chinois se sont organisés : malgré leurs faibles capacités, les Polikarpov I-15 et I-16 et les Curtiss Hawk III interceptent les G3M mal armés défensivement et dont les pertes augmentent. Tandis qu’Onishi fait suspendre les raids en juillet 1940 en attendant le remplacement des A5M par des A6M Zero, Yamaguchi ordonne de les continuer, moyennant quelques aménagements ; il y gagne plusieurs surnoms peu flatteurs tels que Tamon Maru l’assassin ou Tamon le boucher. L’attaque, toujours l’attaque : les protections ne servent à rien, seule l’attaque peut déboucher sur la victoire, et qu’importe la mort ? Yamaguchi se brouille avec Onishi. En août, l’arrivée des douze premiers Zero du 12
e Kokutai suffit à dissuader les chasseurs chinois d’intercepter les G3M, mais la réputation de Yamaguchi est faite parmi les pilotes.
Des G3M Nell en route pour bombarder Chongqing, sans escorte Yamaguchi Tamon (2e à partir de la gauche), Shimada Shigetaro, Onishi Takijiro et deux autres officiers en Chine En cette même année 1940, l’amiral Yamamoto commande la Flotte Combinée depuis plus d’un an et il prépare activement l’entrée de son pays dans un conflit dont il redoute l’issue ; il réorganise la flotte en concentrant ses porte-avions, retire les unités aériennes de Chine pour les ré-entraîner à l’attaque de navires à la mer, pousse l’entraînement de toutes ses unités aux limites de ce que lui permettent ses stocks de pétrole. Son chef d’état-major est le vice-amiral Fukudome Shigeru, ancien pilote de l’aéronavale et camarade de promotion de Yamaguchi. Ce n’est pas une coïncidence si, le 1
er novembre 1940, Yamaguchi Tamon quitte la Chine pour prendre le commandement de la 2
e division de porte-avions, constituée des SŌRYŪ et HIRYŪ.
Les deux porte-avions rentrent tout juste d’un déploiement à Hainan, qui a duré d’août à octobre 1940, et qui a vu les deux navires et leur escorte participer à la démonstration de force que la Japon a effectuée au large de l’Indochine Française pour amener le gouvernement de Vichy à accepter la présence en Indochine de six mille soldats japonais. Rentrés à Kure, le SŌRYŪ et le HIRYŪ y restent jusqu’en février 1941, ne sortant que pour parfaire un entraînement que Yamaguchi Tamon suit de très près. En février, ils gagnent Taiwan pour participer au blocus maritime de la Chine ; une partie de leurs avions sont temporairement déployés à Hainan pour économiser le combustible – même si ces deux porte-avions sont relativement sobres.
Yamaguchi Tamon (photo non datée mais probablement prise à la fin des années 1930) En avril 1941, la 2
e division est rattachée à la Première Flotte Mobile, nouveau fer de lance de la marine, réorganisé autour des quatre et bientôt six porte-avions lourds. Fin juillet 1941, la 2
e division retourne en Indochine pour une semaine, puis rentre à Sasebo. Yamamoto a réussi à imposer son plan d’attaque sur Pearl Harbor et l’entraînement reprend, désormais axé sur l’attaque des bâtiments au mouillage, l’interdiction aérienne et le bombardement des installations portuaires.
À cette occasion, Yamaguchi Tamon se montre encore plus exigeant qu’il l’était en Chine : entraînement individuel, sorties de division, manœuvres tactiques en formation, opérations aériennes diurnes et nocturnes, entraînement au torpillage sur rade et au bombardement en piqué, tir contre cible mobile, mise en œuvre de l’aviation sous menace sous-marine, attaque d’une escadre de surface à la mer. La 2
e division de porte-avions et ses groupes aériens acquièrent un niveau d’entraînement exceptionnel. Avant même le début de la Guerre du Pacifique, le contre-amiral Yamaguchi se taille une solide réputation d’ambition, d’exigence, d’intransigeance quant à l’engagement de ses hommes. En 1941, il est assurément un des très rares officiers généraux de la Marine Impériale à avoir saisi et maîtrisé le pouvoir dévastateur d’une aviation embarquée concentrée à l’offensive. La médaille a cependant un revers : le rythme d’entraînement qu’il impose à ses hommes les épuise, les accidents se multiplient dans les salles des chaudières, sur les ponts d’envol et sur les aires de manœuvre. Il y gagne un nouveau surnom parmi les équipages : celui de 気違い多聞 (
kichigaï Tamon), c’est-à-dire Tamon le fou… Le vice-amiral n’en a cure et se dit prêt à se faire démettre de son commandement après l’attaque, pourvu que celle-ci soit un succès.
Le SŌRYŪ dans la baie de Hitokappu, juste avant de partir pour Pearl Harbor Le 22 novembre, la force de raid commandée par l’amiral Nagumo commence à se rassembler en grand secret dans la baie d’Hitokappu devant l’île d’Etorofu dans les Kouriles, en préparation de l’attaque sur Pearl Harbor. La 2
e division de porte-avions en fait partie. Le 26, c’est l’appareillage, puis la traversée par le Pacifique Nord jusqu’au point prévu pour lancer les avions, à 230 Nq au nord des Hawaii. Dans la première vague d’attaque, les avions du SŌRYŪ et du HIRYŪ sont censés s’en prendre aux porte-avions US présents dans la base, mais il n’y en a pas. Ils coulent l’UTAH, endommagent le RALEIGH et l’HELENA, torpillent le WEST VIRGINIA et l’OKLAHOMA, placent quelques bombes de 800kg sur les cuirassés au mouillage dont celle qui fait exploser l’ARIZONA, tandis que les chasseurs Zero straffent la base aérienne d’Ewa en y détruisant une vingtaine d’avions au sol. Ceux de la deuxième vague s’en prennent à la base aéronavale de Kaneohe, au terrain d’aviation de Bellows et aux navires sur rade. À leur retour, Yamaguchi Tamon est sidéré d’apprendre que Nagumo renonce à la troisième vague d’attaque et préfère se replier avec sa flotte intacte plutôt que de tenter le diable – il ne sait pas où sont les porte-avions américains. Yamaguchi fait envoyer par pavillons et par projecteur des signaux à l’AKAGI, navire-amiral de Nagumo, pour lui demander d’organiser rapidement une réunion d’état-major, mais personne sur l’AKAGI ne les aperçoit, tout le monde étant absorbé par la récupération des avions d’après le récit que le capitaine de frégate Suzuki Eijiro fera plus tard. La force de raid fait demi-tour, laissant le bouillant contre-amiral fulminer sur la passerelle du HIRYŪ d’après quelques témoins.
Sur le trajet du retour, la 2
e division est détachée du reste de la force pour détruire les installations aériennes de l’île de Wake, qui finira par capituler le 23 décembre. À son retour au Japon, son commandant n’est pas démis de ses fonctions.
En janvier 1942, la 2
e division gagne Palaos d’où elle part appuyer les débarquements sur Amboine (24 janvier). Après un ravitaillement sur rade à Davao, elle rentre à Palaos et en repart encore pour attaquer Port Darwin en Australie septentrionale (19 février). Puis elle effectue une mission d’interdiction maritime au sud de Java tandis que les Japonais y débarquent, endommage le destroyer américain EDSALL et coule de pétrolier TECOS (1
er mars), attaque le trafic marchand à Tjilatjap (5 mars), bombarde l’île Christmas (7 mars). Entretemps, Yamaguchi Tamon a fait parvenir à l’état-major son plan pour la suite de la guerre : neutraliser et occuper l’Inde en mai 1942, avancer en juillet sur les Fidji, les Samoa, la Nouvelle-Calédonie et la Nouvelle-Zélande afin de couper la route maritime de l’Australie, attaquer et occuper Midway, Johnston et Palmyra avant la fin décembre, puis débarquer à Hawaii en janvier 1943, prélude à la destruction du canal de Panama et au bombardement des champs pétrolifères de la Californie et des bases de la côte ouest des États-Unis. Cet ambitieux plan (totalement infaisable en termes de logistique…) est censé être rendu possible par l’écrasante supériorité de la flotte de porte-avions japonais.
Le contre-amiral Yamaguchi en grand uniforme En attendant, la guerre continue. Après une escale dans la baie de Staring près de Kendari (Sulawesi) où elle est rejointe par le gros de la force de Nagumo, la 2
e division de porte-avions appareille le 26 mars pour participer au raid dans l’océan Indien. Le 5 avril, l’attaque aérienne sur Colombo (Ceylan) trouve la rade déserte : l’escadre britannique de l’amiral Somerville avait appareillé le 31 mars et, n’ayant pas trouvé les Japonais, s’était retirée le 4 avril pour ravitailler. Malheureusement pour eux, les deux croiseurs DORSETSHIRE et CORNWALL devaient ravitailler à Colombo… Le 5, un hydravion de reconnaissance du croiseur lourd TONE les repère à proximité de l’île. Les dix-huit bombardiers en piqué D3A du capitaine de frégate Egusa Takashige, commandant le groupe aérien de la 2
e division, attaquent les premiers : ils placent quatorze bombes au but (soit 77% de coups au but…), scellant le sort des deux croiseurs qui sont achevés par d’autres avions. Le 9 avril, c’est au tour du port de Trincomalee d’être pris pour cible. Arrivés trop tard pour s’en prendre au porte-avions HERMES, les D3A de la 2
e division coulent un pétrolier et un cargo.
L'attaque du DORSETSHIRE et du CORNWALL La fin du CORNWALL Sur le trajet du retour vers le Japon, alors qu’elle remonte le détroit de Bashi entre Luzon et Taiwan, l’escadre apprend le 19 mars le raid de Doolittle sur Tōkyō. Elle se déroute pour chasser les porte-avions américains mais ne les trouve pas. Le 22, elle mouille l’ancre dans la baie de Hashirajima près de Kure. Sur la brèche depuis plus de quatre mois, les deux porte-avions de la 2
e division bénéficient d’un rapide entretien.
Yamamoto présente alors l’idée d’attirer la flotte américaine dans un piège en attaquant Midway, pour lui briser les reins dans un engagement décisif au début du mois de juin. Pour des raisons d’abord différentes, le capitaine de frégate Genda et le vice-amiral Yamaguchi sont contre : Genda parce qu’il sait que le SHŌKAKU et le ZUIKAKU, qui rentrent à peine de la bataille de la Mer de Corail, ne seront pas prêts, Yamaguchi parce qu’il doute du fait que les Américains risqueront leurs porte-avions pour défendre Midway, bien moins crucial à leurs yeux que les grandes Hawaii. Yamaguchi préconise ensuite d’utiliser les trois porte-avions JUNYŌ, RYŪJYŌ et ZUIHŌ en soutien rapproché du groupe de Nagumo, pour recréer la concentration de moyens qui lui est chère (rejoignant alors les objections de Genda). Mais Yamamoto ne prend pas le temps de les écouter et l’opération est lancée sans modification. Au passage, à l’issue d’une réunion d’état-major tenue à bord du YAMATO le 29 avril, le contre-amiral Ugaki Matome, plus proche collaborateur de Yamamoto et camarade de promotion de Yamaguchi à Etajima, note dans le calepin qui lui sert de journal que ces officiers qui passent plus de temps à critiquer les idées de leurs chefs qu’à les rendre possibles sont « comme des articles qui dépareillent une boutique », singulier raccourci du syndrome de la pensée unique qui anime l’état-major rapproché de Yamamoto…
Et le 27 mai, l’escadre de Nagumo appareille de Hashirajima pour mettre à exécution le plan de Yamamoto, sans se douter que l’ennemi a décrypté une grande partie de ce plan et que l’effet de surprise ne jouera pas.
Le 4 juin dès 04h30, les quatre porte-avions de Nagumo lancent un premier raid sur Midway, puis commencent à armer de bombes une deuxième vague d’attaque sur l’île dès que la première s’est éloignée. Les Japonais pensent alors que les Américains sont loin. Entre 07h55 et 08h30, leurs préparatifs sont perturbés par les attaques non coordonnées et complètement inefficaces d’une cinquantaine d’avions partis de l’île. Vers 08h20, alors que ces attaques se calment et que la deuxième vague d’attaque est presque prête à partir, les reconnaissances aériennes japonaises découvrent la présence de porte-avions américains dans les parages. Yamaguchi Tamon préconise de les attaquer sans attendre ; tant pis si les avions sont armés de bombes de rupture, et non de torpilles et de bombes perforantes anti-blindages. Mais Nagumo tergiverse, puis ordonne de redescendre les avions de la deuxième vague et de les réarmer en antinavire. Puis les avions de la première vague se présentent pour apponter, retardant encore le départ de la deuxième vague. Les porte-avions Américains n’ont pas attendu que Nagumo se décide et soit prêt, et ils ont déjà lancé leurs avions. À 10h25, une partie d’entre eux trouvent les porte-avions japonais et les attaquent. L’AKAGI, le KAGA et le SORYŪ sont rapidement frappés à mort. Seul le HIRYŪ, à bord duquel Yamaguchi commande la 2
e division de porte-avions, est indemne.
L’ardent contre-amiral, fidèle à ses convictions, attaque. Selon les estimations japonaises, l’ennemi ne dispose dans le secteur que de deux porte-avions. À 11h, une première vague de dix-huit D3A escortés par six A6M décolle du HIRYŪ, trouve, frappe et immobilise le YORKTOWN vers midi. Ce premier ennemi hors de combat, Yamaguchi croit alors être à un contre un. À 14h30, une deuxième vague du HIRYŪ, forte de dix B5N et six A6M, frappe ce qu’ils croient être le deuxième porte-avions américain, mais en fait c’est encore le YORKTOWN qui a réussi à remettre en route et à éteindre en partie ses incendies. Pendant ce temps, les deux autres porte-avions américains ne restent pas inactifs : entre 15h30 et 16h, quarante Dauntless décollent du HORNET et de l’ENTERPRISE. À 16h30, Yamaguchi envoie un message radio à Nagumo pour lui dire son intention de lancer une troisième attaque en fin de journée avec les quatre D3A et les cinq B5N qui lui restent en état de vol ; mais Nagumo ordonne le repli du reste de sa flotte vers l’ouest. Les Dauntless ne laissent pas le temps à l’HIRYŪ de se mettre hors de portée : vers 17h, ils le trouvent, l’attaquent et le laissent en flammes. Les incendies sont tellement forts dans le hangar que toute la section avant du pont d’envol s’effondre dans le hangar, sa structure porteuse ayant fondu. Peu après 21h, les mécaniciens sont obligés d’évacuer les salles de machines, que les bombes n’avaient pourtant pas atteintes. Sans propulsion, le HIRYŪ continue à brûler. À 23h58, il est secoué par une forte explosion interne. L’ordre d’évacuation est finalement donné à 03h15. Yamaguchi Tamon et le capitaine de vaisseau Kaku Tomeo, commandant du navire, décident de rester à bord. Tandis que les hommes abandonnent le porte-avions, Kaku et Yamaguchi boivent un verre d’eau et mangent des biscuits sur la passerelle. Ils devisent de l’esthétique de l’astre sélène, marquant leur détachement face à leur mort prochaine…
Tableau du HIRYŪ en flammes Les destroyers KAZAGUMO et MAKIGUMO récupèrent l’équipage, puis le MAKIGUMO tire deux torpilles sur l’épave à 05h10 pour l’achever. Mais le HIRYŪ ne coule pas tout de suite : vers 7h du matin, un avion du HŌSHŌ le trouve encore à flot et toujours en feu ; quelques hommes d’équipage qui n’avaient pas entendu l’ordre d’évacuation sont sur le pont. Trente-neuf d’entre eux réussissent à embarquer sur une baleinière qu’ils ont pu mettre à l’eau et s’esquivent juste avant que le HIRYŪ sombre, à 09h12.
Ainsi est mort à 49 ans le contre-amiral Yamaguchi Tamon, que Genda comparait à Nelson et dans lequel certains voyaient un candidat à la succession de Yamamoto, dont il ne partageait pourtant pas la façon de calculer les risques pour ménager une flotte qu’il savait irremplaçable en temps de guerre.
La mort de Yamaguchi n’a été rendue publique au Japon que le 24 avril 1943. Ce jour-là, la séquence d’actualités cinématographiques dont le titre est « l’Amiral de la dernière minute » explique qu’il a été promu vice-amiral à titre posthume. En fait, sa promotion remonte au 5 juin 1942, au moment où Yamamoto a appris sa mort à bord du HIRYŪ.
Une stèle à sa mémoire a été érigée au cimetière Aoyama à Tōkyō.