Kudō Shunsaku (工藤 俊作) est né le 7 janvier 1901 dans le petit village montagnard de Yashiro (38°00’50’’N 140°10’36’’E), dans la préfecture de Yamagata, sur les bords de la rivière Mogami. Ce village relève aujourd’hui de la commune de Takahata, à 70km au sud-ouest de la ville de Sendaï que le tsunami de mars 2011 a rendue tristement célèbre.
Le petit village de Yashiro avec, dans l'angle nord-est de la photo, la rivière Mogami. Il est le second fils de Kudō Shichiro (工藤七郎), modeste agriculteur issu d’une famille de samouraïs déchus lors de la restauration Meiji.
Élève brillant, garçon calme malgré sa force physique et sa grande taille (il dépasse ses camarades de classe d’une bonne tête), il suit les cours de l’école primaire de Yashiro, puis du collège de Takahata puis entre au lycée de Yonezawa, à 10km au sud de son village. Mais son père n’a pas les moyens de lui payer des études plus longues à l’université, et à 19 ans le jeune Shunsaku présente et réussit le concours d’entrée à l’Académie navale d’Etajima.
Kudō Shunsaku, cadet de l'Académie navale d'Etajima. En 1920, il entre donc dans la Marine Impériale comme cadet de la 51
e promotion de l’Académie navale. Il en sort diplômé en 1923 et part faire sa croisière d’application à bord des navires du groupe école dans l’océan Austral. Il y découvre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et plusieurs îles du Pacifique central.
Il y fait aussi la connaissance du capitaine de vaisseau Yonaï Mitsumasa, commandant du croiseur IWATE où il a fait interdire les punitions corporelles, alors pratique courante pour maintenir la discipline mais que Yonaï juge contre-productives et indignes. L’ambiance qui règne à bord de l’IWATE conforte le jeune aspirant dans un modèle de commandement auquel l’encline déjà son caractère.
Le croiseur IWATE, navire école (ici à Boston en 1927).
En médaillon : Yonaï Mitsumasa en tenue d'amiral. À l’issue de cette croisière d’instruction, il est nommé enseigne de vaisseau de deuxième classe et se voit affecté quelques mois à bord du croiseur léger YŪBARI comme midship, avant d’être muté en octobre 1924 à bord du cuirassé NAGATO.
Là, il continue à se faire remarquer par son imposante stature, son impassibilité à toute épreuve et surtout par ses talents d’instructeur de la section de judo du bord, sport dans lequel il excelle et dont il arbitre régulièrement les matchs. Tout l’état-major et l’équipage le connaissent et l’apprécient. On le surnomme « Kudō Bouddha ». Il faut dire qu’avec ses 1,85m, ses 95kg, son impassibilité et sa ceinture noire de judo, il en impose parmi ses semblables dont la taille moyenne est de 1,60m. En décembre 1924, il est promu enseigne de vaisseau de première classe.
Sur la plage arrière du NAGATO : Kudō Shunsaku (debout à droite) arbitre le concours interservices de judo. En 1926, devenu lieutenant de vaisseau de 2
e classe, il quitte le NAGATO pour suivre les cours de l’école des torpilles et de l’école d’artillerie, s’orientant définitivement vers une carrière dans la flotte de surface. Il sert ensuite comme officier en second du dragueur de mines n°2 avant d’être nommé en 1927 officier d’armes du destroyer de 2
e rang TSUBAKI (classe ENOKI de 1918).
Le destroyer TSUBAKI en avril 1917. En 1929, il le quitte pour prendre le commandement du destroyer HATAKAZE nettement plus moderne : il s’agit du destroyer n°9 de la classe KAMIKAZE, mis en service en 1924, rebaptisé HATAKAZE le 1
er août 1928 et affecté à la flotte du Nord qui surveille les îles Kouriles et qui porte assistance aux pêches.
Ce commandement marque la suite de sa carrière : il veut servir à bord des destroyers de la Marine Impériale, unités dont la taille et l’ambiance lui conviennent mieux que celles des grands bâtiments d’escadre.
Le destroyer n°9, futur HATAKAZE, photographié à Mako dans les îles Pescadores en 1924. Très apprécié de ses supérieurs et de ses subordonnés pour ses compétences professionnelles et ses qualités humaines, il est nommé en 1930 officier torpilleur à bord du croiseur léger TAMA (classe KUMA), où il est promu lieutenant de vaisseau de première classe et prépare l’école supérieure des Torpilles, réservée aux futurs commandants de destroyers. Il y entre en 1931 et en sort breveté en 1932.
Il commande brièvement le destroyer MOMO (classe MOMO de 1916) en 1932, puis passe sur le croiseur lourd CHŌKAI comme chef du service torpilles. Il n’y reste pas longtemps. Il fait un bref passage sur le destroyer SAGIRI (classe FUBUKI II) avant d’être nommé chef du service torpilles tour à tour des croiseurs légers KUMA, TAMA (encore) et ISUZU, tous actifs comme conducteurs de flottilles de destroyers.
Le croiseur léger KUMA photographié à Tsingtao en 1930. En 1937, promu capitaine de corvette, il prend le commandement du destroyer TACHIKAZE (classe MINEKAZE de 1916) et le garde jusqu’en 1940.
Après un passage comme instructeur à l’école d’artillerie navale, il prend, en novembre 1940, le commandement du destroyer IKAZUCHI (classe FUBUKI III). Il y imprime sa marque, interdit les châtiments corporels (chose exceptionnelle dans la Marine Impériale, Yonaï Mitsumasa n’ayant pas vraiment fait école) et forge un très fort esprit d’équipe.
Le destroyer IKAZUCHI de la classe FUBUKI III. Quand éclate la Guerre du Pacifique en décembre 1941, l’IKAZUCHI fait partie de la 6
e division de destroyers, elle-même partie de la 1
e flottille de destroyers conduite par le croiseur léger ISUZU. Au début des hostilités, la 6
e division assure le blocus du port et de la base navale britannique de Hong Kong, avant de participer aux opérations de conquête des Indes Néerlandaises. Le 9 janvier 1942, l’IKAZUCHI couvre le débarquement sur Manado. Le 17 février, au nord-est de l’île de Manui, il évite deux torpilles qu’un sous-marin a lancées sur lui, puis lâche huit grenades anti-sous-marines qui ratent l’intrus mais l’obligent à plonger. Un peu plus tard, il surprend le sous-marin en surface, l’attaque, l’oblige encore à plonger, lui lâche quatorze autres grenades et observe une traînée d’huile à la surface (il est possible qu’il se soit agi du USS SHARK, SS-174, mais trop de navires japonais ont attaqué des sous-marins dans ce secteur pour que la perte du SHARK puisse être attribuée à l’un ou à l’autre).
Derrière le HIBIKI (d'où est prise la photo), la 6e division de destroyers manœuvre avec la 24e. Le 1
er mars 1942, il rejoint avec plusieurs autres destroyers les croiseurs lourds MYŌKŌ, NACHI, HAGURO et ASHIGARA qui viennent de remporter la bataille de la mer de Java. Avec l’INAZUMA, le YAMAKAZE et le KAWAKAZE, il ratisse le secteur où le croiseur lourd HMS EXETER et les destroyers HMS ENCOUNTER et USS POPE ont coulé ce 1
er mars.
Le HMS ENCOUNTER (ci-dessus) et le USS POPE (ci-dessous), coulés en mer de Java le 1er mars 1942. Le 2, alors qu’il est seul sur la mer, il tombe sur les survivants des deux destroyers qui surnagent et s’accrochent à des radeaux et à des débris. Un instant, l’officier de quart hésite. Que faire ? La prudence et les ordres d'opération voudraient que l’IKAZUCHI les laisse là, par crainte d’une attaque sous-marine. L’officier appelle le commandant à la passerelle. Avec son calme habituel, Kudō Shunsaku rappelle au poste de combat, ordonne de s’approcher, de mettre en panne et de s’apprêter à recueillir les naufragés, enfreignant les ordres permanents d’opération. Surprises mais résolument confiantes dans leur chef, les équipes de manœuvre gagnent le pont milieu, abaissent une coupée et commencent à repêcher les malheureux. Les marins japonais n'étant pas assez nombreux, Kudō ordonne aux équipes des tourelles 2 et 3 de 127mm (celles de l'arrière) de se joindre aux sauveteurs, ne gardant armée que la tourelle n°1 contre un éventuel sous-marin. À bord de l'IKAZUCHI, c’est l’effervescence : les 220 hommes de l’équipage sont moins nombreux que les 422 survivants du POPE et de l’ENCOUNTER mais ils s’efforcent de les parquer sur les extérieurs, de les nourrir, de soigner les blessés et de trouver des vêtements ou des couvertures à ceux qui n'en ont plus. Ils leur nettoient les yeux, plusieurs étant aveuglés par le pétrole dans lequel ils ont surnagé pendant vingt heures.
Le sauvetage des survivants du POPE par l'équipage de l'IKAZUCHI. Sans être attaqué par le moindre sous-marin, l’IKAZUCHI repart. Sans rendre compte à quiconque de ce qu’il vient de faire, Kudō Shunsaku s’approche ensuite du navire-hôpital néerlandais OP TEN NOORT, signalé à l’ancre sur la côte sud de Bornéo. Le 3, il lui transfère les naufragés, toujours sans rien dire à son commandement, puis regagne son secteur de patrouille.
L'OP TEN NOORT, photographié avant la guerre. Après cet épisode dont, dans la Marine Impériale Japonaise, seul l’équipage de l’IKAZUCHI a gardé la mémoire (mais n’en a rien dit), le destroyer repart plus au nord pour contribuer à la fin de la prise des Philippines. Avec le HIBIKI et l’AKATSUKI, il découvre le sous-marin USS PERMITT (SS-178) à l’ouvert de la baie de Tayabas sur la côte méridionale de l’île de Luzon. Les trois destroyers attaquent pendant deux jours, obligeant le sous-marin à rester en plongée pendant tout ce temps mais, dépourvus de sonar et à court de grenades au bout de deux jours de chasse, ils finissent par abandonner leur proie.
Le capitaine de corvette Kudō à bord du croiseur lourd NACHI (date non précisée). Le 26 mars, l’IKAZUCHI rentre à Yokosuka pour un carénage qui dure jusqu’au 19 avril. Puis il est transféré à la 5
e Flotte et gagne le nord avec l’AKATSUKI et le HIBIKI. Le 20 mai, il appareille de la baie de Mutsu, à l’extrême nord de Honshū, en escorte du groupe qui part envahir les îles Aléoutiennes en diversion à l’attaque sur Midway. Il couvre les débarquements sur Attu et Kiska.
Après la campagne, l’IKAZUCHI rentre au Japon. En août, Kudō Shunsaku le quitte (à regret) pour prendre le commandement du HIBIKI, qui porte la marque du chef de la 6
e division de destroyers. En novembre, il est promu capitaine de frégate.
Le destroyer HIBIKI en présentation pour un transfert de courrier avec un croiseur. Ce même mois de novembre 1942, le HIBIKI fait l’aller-retour entre Yokosuka et Truk aux côtés du porte-avions d’escorte TAIYŌ qui effectue une livraison d’avions.
Le capitaine de frégate Kudō en grand uniforme. De retour au Japon, Kudō Shunsaku, malade, est débarqué. Temporairement inapte à la mer, il est affecté au bureau des affaires générales du district naval de Yokosuka où il s’occupe des réservistes de la marine, de leur suivi et de leur mobilisation. Il supervise le recrutement des jeunes qui arrêtent leurs études et s’engagent ou sont mobilisés dans la Marine.
À la fin du printemps 1944, il apprend la perte de son très cher IKAZUCHI, torpillé le 13 avril par le sous-marin USS HARDER (SS-527) alors qu’il escortait le cargo SANYŌ MARU jusqu’à Woleai. Il n’y a aucun survivant. Tout l’équipage avec lequel il partageait le secret du sauvetage des naufragés du POPE et de l’ENCOUNTER est mort, il reste le seul à savoir ce qui s’est passé ce 2 mars 1942 en mer de Java (avec quelques autres qui avaient été réaffectés, mais dont la plupart sont morts avant 1945). D’après ses proches, il en reste très abattu.
En novembre 1944, son état de santé ne s’étant pas amélioré, il est déclaré définitivement inapte à la mer et placé en situation administrative de non-activité. Il passe les derniers mois du conflit chez lui, avec son épouse. Et à la fin de la guerre, il est un des rares commandants de destroyers à avoir connu le début des hostilités et à être encore en vie…
Après la capitulation, il s’installe à Kawaguchi dans la préfecture de Saitama, dans la banlieue nord de Tōkyō. La nièce de son épouse, qui y dirige une clinique, lui procure un emploi administratif.
Kudo Shunsaku à la fin des années 1960 Toute sa vie durant (il est mort le 12 janvier 1979), il n’a soufflé mot à quiconque du sauvetage des marins du POPE et de l’ENCOUNTER par l’équipage de l’IKAZUCHI. Il n’a jamais assisté à la moindre réunion d’anciens marins et a mené une vie modeste et très discrète, faite de prières, de travail et de ponctualité.
Ce n’est qu’en 1996 que son histoire a refait surface, quand Sam Falle, ancien officier canonnier de l’ENCOUNTER qui avait survécu à la captivité et qui avait fait une brillante carrière comme diplomate au Foreign Office après la guerre, a publié son autobiographie
My Lucky Life : In War, Revolution, Peace and Diplomacy (Book Guild, Lewes, 1996, ISBN 1857761219). En 2003 et 2006, il s’est rendu au Japon pour y rencontrer le neveu de l’épouse du commandant (le couple n’avait pas eu d’enfants) qui lui avait sauvé la vie en 1942. Ce n’est qu’alors que sa famille a appris quel genre d’homme avait été Kudō Shunsaku.
La couverture du livre de Sam Falle. En 2008, l'ambassade du Royaume-Uni au Japon a fait poser une plaque commémorative sur la tombe de Kudō Shunsaku dans le cimetière de Kawaguchi.