Je traduis une interview parue en juin 2023 dans le magazine JAPAN Forward, en réorganisant un minimum le texte pour en fluidifier la lecture. J’ai corrigé les légendes erronées des photos (non, le biplan n’était pas l’avion à bord duquel il a fait la guerre) Yoshioka Masamitsu, aujourd’hui âgé de 105 ans, est le dernier survivant de l’attaque de Pearl Harbor. Il a donné cette interview en mai 2023 dans son petit appartement situé à un quart d’heure de marche de la gare d’Ayase dans l’est de Tōkyō. A l’arrivée du reporter Jason Morgan, il s’est levé pour le saluer, dans son costume gris, sa chemise blanche et sa cravate bleue et grise, puis s’est assis pour le reste de l’interview. Accueillant et humble, il souriait parfois en évoquant des détails amusants. Il n’a rien oublié de ce qu’il a vécu il y a plus de quatre-vingt-un ans. Quand il a évoqué le quart d’heure au-dessus d’Oahu, il s’est figé, le regard fixé dans le vide, et a raconté son histoire sans consulter aucune note, comme si sa mémoire avait gardée vivante chaque seconde qu’il avait vécue ce jour-là, un jour à la date duquel l’immense majorité des habitants actuels de la Terre n’étaient pas nés.
Peu avant 8h ce dimanche matin, il était assis comme navigateur-bombardier entre le pilote et l’opérateur radio / mitrailleur d’un des Nakajima B5N2 « Kate » (Avion d’attaque embarqué Type 97-3) quand l’avion a franchi à basse altitude un défilé à travers la chaîne de montagne Wai’anae dans le sud-ouest d’Ohau. Yoshioka scrutait l’horizon. Il cherchait à identifier l’objectif dans l’air tremblant du matin. L’objectif était au sud d’Oahu ; les Japonais l’appelaient Shinjuwan (真珠湾, la baie des perles) traduction de son nom américain de Pearl Harbor. Sous le ventre de l’appareil était accrochée une torpille de 800kg spécialement modifiée pour pouvoir être utilisée dans les eaux peu profondes du bras de mer devant Ford Island.
Il raconte : « Tout était enveloppé de fumée noire. J’ai repéré un cuirassé. Il n’y avait que deux navires que je pouvais voir. Le pilote a fait tête sur l’un d’entre eux, a ajusté la vitesse, l’assiette et l’altitude pour se mettre en position de lancement comme nous l’avions fait à l’entraînement, et j’ai largué la torpille. Quand nous sommes passés en trombe à la verticale du navire, j’ai vu du coin de l’œil deux fines gerbes d’eau, d’environ deux mètres de diamètre et trente mètres de haut, s’élever contre la coque. Coups directs ! »
L’avion de Yoshioka et un autre de la formation venaient de placer une torpille chacun dans la coque du cuirassé Utah qui sombrera sur son lieu de mouillage, entraînant dans la mort quatre-vingt-cinq membres de son équipage. Tout s’était passé très vite et Yoshioka s’est aperçu trop tard qu’il avait choisi une cible sans intérêt. « On nous avait dit à l’entraînement de ne pas nous occuper de l’Utah. C’était un navire d’entraînement. On nous avait appris à l’identifier par sa silhouette de manière à éviter les méprises. Pourtant, ce n’est que lorsque nous sommes passés à sa verticale que j’ai vu que ses tourelles n’avaient plus de canons. Un navire d’entraînement ! c’était l’Utah ! nous nous étions trompés ! Puis, pendant que nous nous éloignions, je me suis retourné et j’ai vu le mât de l’Utah s’incliner sous l’effet de la bande. Je ne distinguais pas grand-chose dans la fumée, mais je me souviens parfaitement que le mât était peint en jaune. Ce n’est qu’alors, peu après huit heures du matin, que nous nous sommes retrouvés au-dessus de la mer, après avoir survolé l’embouchure du port. »
Yoshioka a conservé un document rédigé et signé par l’amiral Yamamoto commémorant l’indéniable succès tactique de l’attaque. Il se souvient également de ce qui s’était passé avant l’attaque : « La flotte avait quitté le 26 novembre 1941 la baie de Hitokappu, sur Etorofu. A bord du Sōryū, les tubulures avaient été emmaillotées avec de l’amiante, ce qui indiquait qu’on allait vers une zone froide. Mais on nous avait aussi dit d’emporter nos shorts dans notre paquetage, signe qu’on devait aller au sud. Ni les marins ni les aviateurs n’avions de journaux ou de radio. Nous n’avions aucune idée de l’endroit où nous allions. »
Peu après l’appareillage cependant, l’amiral Nagumo a dévoilé que la destination était Hawaii. « Quand j’ai entendu ça, mon sang a fui ma tête. Je comprenais que ça allait être une guerre titanesque et je me disais que j’allais mourir à Hawaii » se souvient Yoshioka.
La flotte cinglait dans le Pacifique Nord mais pour autant les dés n’étaient pas encore jetés. A Washington, Américains et Japonais poursuivaient des négociations tout en réalisant que la guerre devenait de plus en plus inévitable. Le 2 décembre (dans le calendrier de Tōkyō), Nagumo a émis depuis l’Akagi le célèbre message « escaladez le mont Niitaka 1208 » annonçant que les pourparlers avaient échoué et que l’attaque sur Pearl Harbor aurait lieu le 8 décembre. Pour Yoshioka, « Mon seul regret alors était de ne pas pouvoir dire à mes parents ce que je faisais. »
Yoshioka Masamitsu jeune engagé dans la Marine Impériale Yoshioka Masamitsu est né en 1918 à Notomachi dans la préfecture d’Ishikawa. Il s’est engagé dans la Marine Impériale le 1
er juin 1936 à Kure. Il a suivi plusieurs formations à Kure, puis à Saiki dans la préfecture d’Oita puis à l’école de l’aéronavale de Kasumigaura dans la préfecture d’Ibaraki. Son premier emploi a consisté à assurer la maintenance des biplans de l’école. On était alors à l’été 1937. En juillet de cette année, peu après l’affectation de Yoshioka à Kasumigaura, l’incident du Pont de Marco Polo à Pékin amorçait ce qui allait devenir la deuxième guerre sino-japonaise. Plusieurs personnes de Kasumigaura ont été envoyés à Shanghai en soutien aux forces au sol. Yoshioka se souvient : « J’étais à Kasumigaura au moment où tout le monde se préparait à partir à Shanghai. »
A Kasumigaura devant un biplan école En février 1938, la formation d’un an qu’il suivait à Kasumigaura s’est terminée avec quatre mois d’avance. L’urgence de la guerre avait prévalu sur la durée de la formation. « Immédiatement après, nous avons appareillé de Yokosuka en direction de la mer de Chine Méridionale. » Yoshioka a participé en cette année 1938 aux actions qui visaient à couper les routes de ravitaillement par lesquelles le généralissime Chang Kaï-Chek recevait ses renforts. « J’effectuais la maintenance sur les avions. Mais jour après jour, quand je voyais décoller les avions, j’ai commencé à me dire que j’aimerais vraiment m’envoler moi aussi dans un de ces appareils. »
En décembre 1938, il a franchi le pas et s’est porté candidat à la formation de navigateur. Bingo ! Il a intégré la quarante-troisième promotion de l’école des navigateurs. Le 1
er octobre 1939, après une formation encore une fois abrégée, il a quitté Oïta brevet en poche et a été affecté au groupe aérien du Sōryū. Rapidement, le porte-avions est reparti en mer pour appuyer les opérations sur le continent.
« Nous sommes partis aider une campagne de l’Armée dans la région de Nanning en Chine. On avait dix-huit chasseurs embarqués Type 95 (Nakajima A4N), dix-huit chasseurs embarqués Type 96 (Mitsubishi A5M) et dix-huit chasseurs Type 97 (Nakajima Ki-27). Cinquante-quatre avions en tout. » (Note : Yoshioka Masamitsu n’étant pas pilote, il n’a piloté aucun de ces appareils).
« Nous avons franchi le détroit de Taiwan et avons fait route vers le Golfe du Tonkin et le delta du Mékong. Les avions partaient avec six bombes de soixante kilos, trois sous chaque aile. » Forte de cet appui aérien, l’Armée a gagné la bataille.
Ensuite, Yoshioka a été renvoyé à l’entraînement. Il s’est initié à l’attaque à la torpille d’abord près de Kagoshima puis encore à Saiki dans la préfecture d’Oita. Il a appris l’approche à basse altitude, à tout juste 10m de la surface de la mer, et le largage de la torpille à 400m de la cible. « Nous nous sommes entraînés sans relâche en août, septembre, octobre et novembre 1941. Attaques à la torpille, mais aussi bombardements horizontaux pour lesquels la position de largage exigeait beaucoup de soin. »
Jason Morgan lui a alors demandé s’il avait une idée de son futur objectif. Yoshioka se souvient : « Aux bains, chez le barbier, ou tout simplement lors des attroupements sur le pont pour fumer, les hommes avaient l’habitude d’en discuter. Certains spéculaient sur la finalité de cet entraînement. Contre qui nous formions-nous ? l’essence de nos avions était importée des États-Unis, de sorte que beaucoup d’entre nous pensaient qu’il était impensable que nous nous préparions à attaquer l’Amérique. Personne n’avait la moindre idée de ce qui se tramait. »
Le 8 décembre 1941, Yoshioka révèle : « Quand nous avons décollé du Sōryū ce matin-là avec les torpilles accrochées sous les avions, c’était la première fois que nous le faisions. En matière de lancement d’avions armés à partir du porte-avions, nous n’avions eu que des formations théoriques à base de calculs : masse, distance de roulage, vitesse, etc. »
De même, ce n’était que la deuxième fois de sa carrière que Yoshioka partait avec une torpille de combat. « Malgré le nombre de nos sorties d’entraînement, nous n’avions effectué qu’un seul lancement de torpille opérationnelle. Les torpilles sont coûteuses. Celles que nous utilisions pour l’entraînement avaient leurs têtes lestées par de l’eau de mer en lieu et place de leurs charges explosives. Une fois qu’un avion avait largué sa torpille et qu’elle avait fait but, celle-ci était repêchée et réutilisée par le groupe suivant. »
Dès les premières lueurs de l’aube du 8 décembre 1941, alors que les nuages commençaient à peine à se teinter d’une fine couleur de plomb et à sortir de l’obscurité, Yoshioka et d’autres aviateurs du Sōryū ont commencé à mettre en pratique tout ce qu’on leur avait appris. « La mer était grosse ce matin-là, avec un fort vent soufflant de l’est. Les hommes sur le pont devaient avancer contre le vent en se penchant fortement. Quand nous avons fait chauffer les moteurs, à la fin, les queues de nos avions se soulevaient seules. Puis nous avons mis plein gaz, et quand ça a été notre tour nous avons lâché les freins et l’avion a commencé à rouler et à prendre de la vitesse. Malgré le vent, quand les avions arrivaient au bout du pont d’envol, ils s’enfonçaient de deux mètres avant de commencer à remonter. On voyait à peine l’horizon. »
La difficulté suivante consistait à trouver Oahu. Tous les avions étaient en silence radio. Leurs navigateurs ne pouvaient compter que sur leur habileté et sur la chance pour trouver Pearl Harbor. « On a volé pendant environ deux cent vingt milles, soit environ une heure et cinquante minutes. »
Puis le jour s’est levé. « Il y avait d’épais cumulus blancs entre 1500 et 2000m d’altitude. La nébulosité atteignait les 80%. Je pouvais voir la houle à la surface de l’océan à chaque percée entre les nuages. Cette météo nous a suivis jusqu’à Hawaii. »
Le navigateur de chaque avion entretenait l’estime. Avant le décollage, il avait noté la position géographique du porte-avions. Depuis, il suivait la progression de l’avion sur une carte à partir de son cap et de sa vitesse, corrigés d’une dérive estimée à partir du vent. Il disposait aussi d’un nouveau gadget.
« Nous avions reçu en août (1941) une nouvelle technologie : le radiogoniomètre. Je l’ai allumé pendant le vol, j’ai entendu de la musique et un speaker qui parlait. C’était une station radio d’Honolulu. Nous nous étions entraînés à retrouver la base à l’aide de sa balise radio, au retour. Mais comme les porte-avions observaient eux aussi un strict silence radio, leurs balises étaient éteintes. Je me disais que cet appareil n’allait pas servir. Mais quand j’ai allumé le radiogoniomètre et que j’ai capté Honolulu, l’aiguille de gisement s’est mise à midi. J’en ai conclu que nous étions sur la bonne route. »
Cette observation faite, Yoshioka a remis l’appareil sur オフ (OFF) et le pilote a continué sur son cap. La première vision qu’il a eue, en dehors des vagues et des nuages, a été le déferlement des vagues sur les plages d’Oahu tandis que le B5N2 franchissait le trait de côte.
Yoshioka Masamitsu n’est pas mort à Pearl Harbor comme il l’avait pressenti. Il a combattu par la suite sur le théâtre chinois, en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique. Par miracle, il a traversé toute la guerre sans être blessé.
Le Sōryū a été coulé à Midway en juin 1942. Yoshioka n’était pas à bord : il avait été envoyé en permission à domicile, en sécurité au Japon.
Il a été affecté à Peleliu mais, atteint de la malaria, il a quitté cette île pour être rapatrié à Cebu dans les Philippines juste avant l’attaque américaine : canonnage intensif des plages, puis assaut des Marines. Une fois de plus, Yoshioka avait déjoué la mort.
Il se souvient que, lors d’une de ses missions, les balles d’un avion ennemi avaient touché son avion sur le côté. A cet instant précis, il était penché en avant pour régler ses instruments. Une balle a traversé l’habitacle en diagonale entre le pilote et le mitrailleur arrière mais ne l’a pas touché. La balle a fini sa course dans un réservoir d’aile mais heureusement il était vide. « Si elle avait touché l’autre réservoir, il aurait probablement explosé. »
Vers la fin de la guerre, Yoshioka a été affecté à un détachement aéronaval sur la base de Hyakurigahara dans la préfecture d’Ibaraka. Les « attaques spéciales » (Tokkotai) des kamikazes avaient commencé. Mais les avions manquaient de pièces détachées. Ils sont restés cloués au sol. C’est ainsi que Yoshioka Masamitsu a survécu assez longtemps pour entendre à la radio la voix de l’empereur Shōwa accepter la capitulation.
Après la guerre, il a travaillé pour la toute nouvelle Force Maritime d’Autodéfense tout en continuant une activité commerciale qu’il avait montée.
En évoquant les combats qu’il avait livrés dans sa jeunesse il y a plus de trois quarts de siècle, le vieil homme s’est mis à regarder par terre. « Nous étions formés à l’attaque de navires. On nous a ordonné de frapper des cuirassés, et nous l’avons fait. On ne nous a jamais dit de partir tuer des gens. Ce n’a jamais été notre mission. Mais aujourd’hui, je pense à tous ces hommes qui étaient à bord des navires que nous avons torpillés. Je pense à ces hommes qui sont morts de mes actes. Ils étaient jeunes, comme je l’étais moi-même. Je me sens si triste à leur sujet. J’espère qu’il n’y aura plus jamais de guerre. »
Jason Morgan lui a demandé s’il était retourné à Hawaii. « Jamais », a-t-il répondu. Ni en Amérique. Le quart d’heure qu’il a passé au-dessus d’Oahu en décembre 1941 a été son seul contact avec la terre des États-Unis d’Amérique. Quand son interviewer lui a dit qu’il y serait sûrement bien reçu, il a simplement dit : « Je ne sais pas… Je ne saurais probablement pas quoi dire. »
Et après une pause, il a poursuivi : « Oui. Si je pouvais y aller, ça me plairait. Je voudrais visiter les tombes de ceux qui sont morts et leur exprimer mes plus profonds respects. »
Sur les sept cent soixante-dix aviateurs japonais qui ont fondu sur Oahu ce dimanche de décembre 1941, Yoshiaki Masamitsu est le dernier survivant. Il est souvent allé se recueillir au sanctuaire Yasukuni pour prier pour le repos des âmes de tous ceux qui ont perdu la vie pendant ce conflit.
En prenant congé à la fin de l’interview, les deux hommes se sont serré la main. Jason Morgan n’a pas pu s’empêcher de penser que la main qu’il venait de serrer était celle qui avait commandé le largage de la torpille sur l’Utah le 8 décembre 1941. Les deux hommes ont souri en se regardant dans les yeux.