PORTE-AVIONS EN ACTION ET EN CONSTRUCTION : LA
COURSE POUR LE CONTRÔLE DES OCÉANS CONTINUE
THEATRUM BELLI
CAROLINE GALACTÉROS — 11 AVRIL 2016
La guerre aérienne menée en Syrie et en Irak contre l’Etat islamique par la
Russie et une coalition internationale (formée en majeure partie de pays
membres de l’OTAN), est l’occasion pour les grandes nations parties
prenantes de mettre en avant leurs porte-avions, outil militaire inégalé
depuis les cuirassés d’avant-guerre pour exprimer une puissance politique
sur toutes les mers du monde. Les USA sont les maîtres en la matière,
capables d’intervenir partout dans le monde en quelques jours. Dans le
Golfe Persique et en Mer Méditerranée orientale, la présence du porteavions
Charles de Gaulle incarne aussi une forme d’exception militaire
française, dernier avatar d’une ambition d’envergure gaullienne mise à mal
par la médiocrité des temps actuels. Il ne manquait plus que le porteavions
russe fisse lui aussi son apparition dans les mers chaudes pour
parachever cette mise en scène navale et politique d’une volonté de
projection de puissance et de force. Ce pourrait être bientôt chose faite.
Un officier supérieur de la Marine russe a en effet révélé samedi dernier à l’agence
d’information russe Tass que l’unique porte-avions russe, l’Amiral Kuznetsov,
pourrait partir cet été pour la Mer Méditerranée et y commander le Groupe naval en
Syrie. Le croiseur lourd lance-missiles et porte-aéronefs (appellation officielle du
navire) rejoindrait notamment à Tartous le croiseur lance-missiles Varyag de
classe Slava (projet 1164) et le destroyer de lutte anti-sous-marine Vice-Amiral
Koulakov de classe Oudaloï (projet 1155). C’est un peu le chant du cygne de la
grande flotte soviétique qui avait périclité dans les années 1990 tant cette flotte
parait réduite à peau de chagrin par rapport à l’époque de la chute de l’URSS…
Les chantiers navals russes ont malgré tout réussi à remettre sur pied certains
grands navires soviétiques, dont ce porte-avions (voir notre dossier). Ce sera la
première fois dans l’histoire soviétique et russe qu’un porte-avions connaîtra son
baptême du feu. Cette annonce n’est donc en rien anecdotique et s’inscrit plus
généralement dans le contexte d’une nouvelle course à la puissance aéronavale..
La source citée par Tass n’a pas précisé l’étendue des missions que le porte-avions
pourrait remplir. Néanmoins, l’Amiral Kouznetsov pourrait ne pas se cantonner à un
rôle symbolique : rares sont les nations capables de projeter des forces
aéronavales partout dans le monde et un tel déploiement serait d’abord un signal
géopolitique fort lancé par Moscou aux autres grands acteurs militaires. Les États-
Unis (et leurs dix porte-avions nucléaires de classeNimitz, mastodontes de 330m
de long et de 100 000 tonnes de déplacement) et la France (avec son « petit »
porte-avions nucléaire Charles de Gaulle) étaient jusqu’à présent les seules
nations à pouvoir réaliser de telles projections et la Russie n’en était capable que
sur le papier. Le Royaume-Uni, avec deux porte-avions de classeQueen
Elizabeth en construction (dont le premier devrait entrer en service en 2017),
rejoindra sous peu Paris et Washington dans ce petit club fermé des nations
aéronavales. Mais c’est surtout la Chine et dans une moindre mesure l’Inde qui
devraient bientôt faire un grand bond en avant et disposer d’importants groupes
aéronavals. Pendant que les porte-avions occidentaux paradent autour de la Syrie
et de l’Irak, les acteurs asiatiques musclent leurs forces aéronavales en jetant un
oeil inquiet ou concupiscent vers la Mer de Chine. Des ambitions que cette note
vous présente succinctement.
RUSSIE : LE CHANT DU CYGNE POUR LE PORTE-AVIONS SOVIÉTIQUE
KOUZNETSOV ?
Le porte-avions Amiral Kouznetsov se trouve actuellement au chantier naval n°35
de Mourmansk pour préparer son appareillement probable à l’été vers la Mer
Méditerranée. Commandé en 1981 et armé en 1991, ce croiseur lourd de 300 m de
long et de 67 000 tonnes de déplacement a été mis en service au sein de la Flotte
russe en 1995, dont il est depuis le navire amiral. Jusqu’à maintenant, le porteavions
russe pouvait compter sur une flottille composée de 12 chasseurs Soukhoï
Su-33 (la version marine du célèbre Su-27 Flanker) et de 5 avions d’attaque au
solSoukhoï Su-25. Equipé d’un pont en tremplin pour le décollage et de brins
d’arrêt pour l’atterrissage (STOBAR en langage OTAN), le Kuznetsov n’est pas
équipé de catapultes comme les porte-avions américains ou français (CATOBAR
en langage OTAN). Ce système STOBAR est moins efficace (mais plus
économique) : il nécessite des avions allégés avec une forte poussée au décollage
et dispose d’une moins grande flexibilité d’utilisation lors des opérations
aéronavales.
Il a été prévu en 2010 que le Kuznetsov subirait une profonde modernisation pour
l’équiper de catapultes et le transformer ainsi en CATOBAR. Il était également
prévu d’alléger sa capacité lance-missiles pour dégager de la place dans les
hangars et lui permettre d’emporter un plus grand nombre d’aéronefs tout comme
de le doter d’une propulsion nucléaire pour lui permettre d’opérer partout dans le
monde avec une autonomie presque illimitée (comme les porte-avions américains
et français). Le Kouznetsov devait enfin être équipé de 24 nouveaux
chasseursMig-29K (prévus au départ par Mikoyan pour équiper les porte-avions
indiens). Cette modernisation d’ampleur a été suspendue jusqu’à nouvel ordre.
En revanche, une modernisation plus légère a été effectuée par tranches aux
chantiers navals de Sevmash et de Mourmansk depuis 2012, puis de nouveau à
partir de 2014 pour moderniser l’équipement électronique, accueillir probablement
les nouveaux Mig-29K et améliorer les systèmes anti-aériens du navire. D’après
Igor Delanoë, directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe et spécialiste de la
marine russe, « ce sera la 6e sortie méditerranéenne pour le Kouznetsov. La
dernière s’était achevée en mai 2014. Depuis, le PA a été modernisé et réparé (…)
Le PA devrait avoir reçu son groupe embarqué de MiG-29KR et MiG-29KUBR en
remplacement des Su-33, et pourra donc mener des frappes en Syrie ». De telles
frappes en Syrie menées depuis un porte-avions serait un baptême du feu
symboliquement fort pour la Russie, qui s’ajouterait au tir de missiles de
croisière Kalibr réalisés en 2015 depuis des frégates et des sous-marins situées en
Mer méditerranée et en Mer Caspienne.
La modernisation du Kouznetsov a-t-elle des chances d’aller plus loin à l’avenir ?
C’est improbable : ce serait dépenser un argent considérable pour un navire de
conception déjà ancienne. Il est en revanche certain que les chantiers navals
russes feront en sorte de le maintenir en condition opérationnelle avec son
nouveau groupe aéronaval de Mig-29K jusque dans la décennie 2030 en attendant
que la Russie construise de nouveau(x) porte-avions. “De la musique d’avenir” à ce
stade. La marine soviétique avait déjà commandé en 1986 un nouveau projet de
porte-avions, plus proche des concurrents américains. Avec une longueur de 321
m, un déplacement de 85 000 t, une propulsion nucléaire, des catapultes et des
brins d’arrêt, une capacité d’emport de 68 aéronefs, le porteavions
Oulianovsk devait combler les manquements du Kouznetsov. Si la quille a
été posée en 1988 aux chantiers navals de Nikolaïev (en Ukraine), le navire ne fut
jamais achevé.
Le premier problème rencontré par la marine russe aujourd’hui est l’absence de
chantier naval en Russie capable de réaliser des navires d’un aussi important
tonnage (l’Ukraine s’occupait historiquement des plus grands navires soviétiques
…). L’United Shipbuilding Corporation (USC), holding russe qui regroupe
l’ensemble des activités industrielles navales civiles et militaires, a annoncé qu’elle
sera capable de commencer la fabrication d’un porte-avions d’ici 2019. En
réalité, des sources militaires citées par Tass évoquent le lancement de la
construction d’un nouveau porte-avions à partir de 2025, qui pourrait donc entrer en
service… vers 2035 ! D’après la revue National Interest, il est très probable que le
chantier naval de Sevmash à Severodvinsk soit chargé de la construction future de
ces grands navires. Sevmash est le plus important chantier naval russe, seul
chargé de la construction des sous-marins nucléaires. C’est lui également qui a
transformé l’ancien porte-aéronefs Amiral Gorchkov de classe Kiev en un porteavions
STOBAR, l’INS Vikramaditya, que la marine indienne a mis en service en
2013.
Parallèlement à cette modernisation des chantiers navals, le centre de
recherche Krylovet le bureau d’étudesNevskoye ont dévoilé un projet de nouveau
porte-avions nucléaire particulièrement ambitieux, le projet 23000E Shtorm : une
capacité d’emport de 90 aéronefs, des catapultes électromagnétiques (comme les
futurs porte-avions américains de classe Gerald Ford), une propulsion nucléaire
(qui pourrait s’inspirer de celle en cours d’élaboration pour les futurs
destroyers Lider), 330 mètres de long, 100 000 tonnes de déplacement et un coût
évalué à plus de 5 milliards de dollars (suivant le cours moyen du rouble en 2015).
Il est probable que les ambitions russes seront revues à la baisse d’ici 2025 et que
la marine russe optera pour des porte-avions de taille plus modeste dans l’optique
de pouvoir en construire plusieurs (à la fois pour la Flotte du Nord, mais aussi pour
la Flotte du Pacifique pour répondre aux ambitions de la Marine chinoise). Il est
enfin probable que la Marine russe se lance d’abord dans la construction vers 2020
de porte-hélicoptères pour remplacer les navires français de
classe Mistralfinalement vendus à l’Egypte. Dans ce sens, deux projets ont été
présentés en juin 2015 à Saint-Pétersbourg par le centre Krylov au Forum
international militaire Army 2015 : le Lavina (24 000 tonnes) et le Priboï (14 000
tonnes), capables de remplacer les Mistral français (21 300 tonnes), pourraient être
construits dans les années à venir.
L’ambition aéronavale russe n’est donc pas à sous-estimer. Loin de la création
avancée par certains responsables russes de six groupes aéronavals (trois pour la
Flotte du Nord et trois pour celle du Pacifique) qui paraît des plus fantaisistes, la
marine russe pourrait toutefois compter, dans les quinze ou vingt prochaines
années, sur un ou deux porte-avions nucléaires de nouvelle génération, ainsi que
sur plusieurs porte-hélicoptères proches desMistral. La réalisation de ce projet
dépendra pour beaucoup de l’état des finances publiques russes aujourd’hui mises
à mal par la baisse du prix des hydrocarbures et dans une moindre mesure par les
sanctions occidentales. Entre temps, le porte-avions Kouznetsov connaîtra peutêtre
son champ du cygne en Syrie, une manière pour Moscou de rappeler que la
Russie n’a pas encore abandonné la course aux océans.
LA FRANCE ET LE ROYAUME-UNI, UNE COOPÉRATION MANQUÉE
Le porte-avions nucléaire à catapultes et brins d’arrêt Charles de Gaulle, dont on a
moqué souvent “les ronds dans l’eau” en Méditerranée, les problèmes d’hélice ou
encore le besoin d’un allongement de la piste d’envol, est aujourd’hui loin d’être
ridicule ou inutile au large de la Syrie. Il est le seul bâtiment de guerre à propulsion
nucléaire construit en Europe occidentale et le seul porte-avions nucléaire au
monde avec ceux des Etats-Unis. C’est un outil de puissance indispensable pour
un pays disposant d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et
souhaitant le conserver…
La force du Charles de Gaulle n’est pas seulement symbolique. Alors que le porteavions
français est relativement compact (262 m et 43 000 tonnes de
déplacement), il remplit avec succès ses missions opérationnelles. Après avoir été
déployé au large de l’Afghanistan en 2001/2002 et en 2010, puis en Libye en 2011,
il a rejoint le Golfe persique en février 2012 pour renforcer la position de la France
dans le cadre de l’opération Chammal de lutte contre DAECH. Du 12 au 16 avril
2015, il assure seul la permanence aéronavale en attendant la relève d’un porteavions
américain. Il quitte le Golfe persique le 19 avril 2015 pour retourner à
Toulon. Dès le 18 novembre 2015, il rejoint la mission Arromanches II en
Méditerranée pour se rapprocher des côtes syriennes. Avec 32 aéronefs dont
18 Rafale-M et 8 Super-Étendard modernisés, 4 hélicoptères et 2 avions
AWACS Grumman E-2 Hawkeye, le groupe aérien embarqué est le plus puissant
que la France ait jamais engagé. Le groupe aéronaval duCharles de Gaulle passe
le canal de Suez le 7 décembre 2015 et se repositionne dans le Golfe persique,
devenant le bâtiment amiral de la Task Force 50, qui regroupe l’ensemble des
moyens aéronavals engagés contre l’Etat islamique par la coalition internationale.
L’engagement du Charles de Gaulle permet à la France d’être le premier pays nonaméricain
à se voir confier le commandement de la Task Force 50. Le 26 février
2016, Jean-Dominique Merchet révélait dans son blog « Secret Défense » que
leCharles de Gaulle faisait route vers la Libye : « Les appareils du Groupe aérien
embarqué participeront-ils à des frappes en Libye contre DAECH ? La décision
relève du Président de la République, en coopération avec nos alliés. Pour l’heure
et selon nos informations, aucune frappe (française) n’a encore eu lieu, mais
l’hypothèse est envisagée très sérieusement ».
Néanmoins, le succès symbolique et opérationnel du Charles de Gaulle ne peut
dissimuler le manque de moyens de la Marine française. Avec un seul porte-avions
nucléaire, aussi excellent soit-il, « la France ne dispose que d’un demi porte-avions
» selon les mots de l’ancien Président de la République Valéry Giscard d’Estaing,
dans la mesure où le Charles de Gaulle n’est disponible que 57 à 60% de son
temps. Tous les 7 ans et demi, l’indisponibilité périodique pour entretien et
réparation (IPER) immobilise le bâtiment pour 18 mois et entre deux IPER,
plusieurs Indisponibilités pour entretien intermédiaire (IEI) le mettent hors course
pour six mois. Par exemple, de 2007 à 2009, la Marine nationale ne disposait
d’aucun porte-avions, le Charles de Gaulle subissant une longue période d’arrêt
technique majeur (ATM). Un autre ATM devrait avoir lieu de février 2017 à
septembre 2018, ce qui signifie que la Marine française sera sans porte-avions
pendant 18 mois. Pendant cet ATM, le système de combat duCharles de
Gaullesera modernisé avec de nouveaux capteurs et le hangar transformé avec le
retrait desSuper-Etendard modernisés. Les deux coeurs nucléaires seront
rechargés pour la deuxième fois.
La nécessité de construire un second porte-avions est apparue très tôt au sein de
la Marine dans la mesure où, avant la mise en service du Charles de Gaulle, celleci
avait pu disposer des deux porte-avions Clémenceau et Fochjusqu’en 1997.
Le Sénat français plaidait dès 2000 pour le projet de « PA 2 » considérant que « la
disponibilité de ce second bâtiment conditionne la cohérence d’ensemble des choix
opérés pour l’équipement de la Marine depuis plusieurs années : l’investissement
supplémentaire nécessaire – de l’ordre de 14 milliards de francs [2,13 milliards
d’euros, ndlr] – donnerait tout son sens aux 70 milliards de francs [10,67 milliards
d’euros, ndlr] déjà engagés pour la construction du Charles de Gaulle et la
constitution de son groupe aérien en leur assurant une disponibilité permanente ».
C’est dans cette visée que le projet de PA 2 est lancé en 2003. Mais ce projet est
pensé, dès le départ, en collaboration avec les Britanniques qui souhaitaient quant
à eux construire deux porte-avions pour leur flotte. Pendant dix ans, les
déclarations enthousiastes ou patientes vont se multiplier (surtout du côté français)
…. mais rien ne sera réalisé entre les deux pays. Finalement, via une collaboration
entre BAE et THALES, les Britanniques construiront pour leur marine deux porteavions
assez lourds (70 000 tonnes de déplacement) de classe Queen Elizabeth à
propulsion conventionnelle et dotés d’une configuration STOVL (appellation de
l’OTAN signifiant « décollage court et atterrissage vertical »), c’est-à-dire sans
catapulte et sans brins d’arrêt. Le choix britannique est donc très différent
du Charles de Gaulle français (CATOBAR nucléaire). L’une des raisons de l’échec
est le choix des chasseurs embarqués : tandis que les Français disposaient d’une
version marine de leur Rafale prévus pour être catapultée, les Britanniques ont joint
le projet américain de chasseur de 5e génération développé principalement
par Lockheed Martin. En février 2002, la Marine britannique choisit définitivement
les chasseurs F-35 Lightning IIdans leur configuration à décollage court et
atterrissage vertical (STOVL) pour former le groupe aéronaval des porte-avions de
classe Queen Elizabeth. Des catapultes ont ensuite été envisagées par le ministère
britannique de la Défense, mais le prix du porte-avions aurait presque doublé.
Cette option a donc été rejetée. Le projet de DCNS proposé au Royaume-Uni, très
proche du Charles de Gaulle perdit définitivement face au projet BAE/THALES. Il
fut ensuite question d’adapter le projet BAE/THALES à la France, mais dans ce
sens là, le projet n’aboutit pas non plus.
Français et Anglais n’ont pas su se mettre d’accord sur un projet commun. Sans
même aborder la question polémique des arrière-pensées politiques ou des
manoeuvres dilatoires britanniques, trop de différences dans le cahier des charges
de chaque partie ont fait échouer cette collaboration, ce qui n’est pas sans rappeler
l’échec du projet de chasseur multirôles Eurofighter Typhoon prévu au départ
avec la collaboration de la France, du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de l’Italie et
de l’Espagne. Lancé en 1983, ce projet avait vu le jour… sans la France qui s’en
était retirée dès 1985 pour lancer son propre chasseur multirôle, le Rafale, qui a
depuis prouvé son excellence et désormais son grand potentiel à l’export (cf. notre
dossier sur l’avenir des avions de 4e génération). Mais à la différence du
projet Rafale, poursuivi avec ténacité… et succès, Paris a définitivement
abandonné son projet de PA2 en 2013 après l’avoir suspendu en 2009. L’échec de
la France à se doter d’un second porte-avions nucléaire équivalent auCharles de
Gaulle était inévitable au regard de la baisse constante des budgets alloués à la
Défense depuis 1991. Les annonces présidentielles de 2015, consécutives aux
attaques terroristes en France et à la guerre contre l’Etat islamique ne sont qu’un
arrêt sous forte contrainte politique mis à une déflation budgétaire et à un
redimensionnement acrobatique et dangereux de notre outil militaire. On a enrayé
la saignée mais l’hémorragie se poursuit.
Certes, la France restera encore longtemps le seul pays européen à disposer d’un
navire à propulsion nucléaire, mais au-delà de cet aspect symbolique, le Royaume-
Uni ne connaîtra bientôt pas le problème du « demi porte-avions » qui limite notre
capacité de projection. En effet, la Royal Navy devrait mettre en service le HMS
Queen Elizabeth en 2017, suivi en 2020 de son sistership le HMS Prince of
Wales. Considérant notre niveau affiché d’ambition et d’engagement militaire dans
le monde et celui de sa dangerosité croissante, nous nous devons, à l’instar de
Londres, de relancer notre projet de « PA2 ». Le Charles de Gaulle brillera plus
encore de conserve avec un frère jumeau.
INDE ET CHINE : LA COURSE AUX OCÉANS
Les Américains conservent une « hyper-puissance » indéniable en matière de force
aéronavale (dix porte-avions nucléaires de classe Nimitz, 330m de long, 100 000
tonnes de déplacement, qui seront peu à peu remplacés par les porte-avions
nucléaires de classe Gerald Ford, encore plus lourds avec 112 000 tonnes de
déplacement). Mais la Chine et l’Inde sont désormais clairement entrés dans la
course au gigantisme. Les ambitions de ces deux marines sont déjà beaucoup plus
concrètes que celles de la marine russe … même si les technologies sont encore
loin d’être au point (cf le dossier consacré à la montée en puissance de la marine
chinoise que nous avons publié il y a deux semaines).
Les choix stratégiques indien et chinois pour édifier à horizon de 10 ans une flotte
aéronavale imposante sont sensiblement différents.
L’Inde possédait jusqu’à maintenant un antique porte-avions britannique,
le HMS Hermes mis en service dans laRoyal Navy en 1959 et racheté par New
Delhi en 1986. Devenu l’INS Viraat, ce porte-avions de 226 mètres et de 29 000
tonnes sera retiré du service en 2016 pour devenir un musée. Incapable dans les
années 2000 de construire son propre porte-avions indigène, l’Inde a acheté à
Moscou en 2004 son ancien croiseur porte-avions à décollage court et atterrissage
vertical (STOVL) de classe Kiev, l’Amiral Gorchkov, qui fut commissionné dans la
marine soviétique en 1987. Le navire a été cédé gratuitement à l’Inde mais Moscou
a demandé un milliard de dollars pour moderniser le navire. Finalement, l’Inde a
demandé une modernisation plus aboutie pour transformer le navire en STOBAR
de sorte à ce que des avions classiques puissent décoller grâce à un tremplin et
atterrir grâce à des brins d’arrêt. Le coût du navire fut finalement de 2,3 milliards de
dollars avec un retard de livraison par Moscou qui prévoyait d’abord de livrer le
porte-avions modernisé en 2008. Il entra finalement en service en 2013 dans la
marine indienne sous le nom d’INS Vikramaditya et fut équipé de 30 aéronefs,
dont 12 chasseurs multirôles russes Mig-29K (qui équipent aussi depuis peu le
porte-avions russe Kouznetsov après le retrait des Su-33). Pendant que Moscou
permettait à l’Inde de se doter d’un porte-avions suffisamment opérationnel avec
l’INS Vikramaditya, New Delhi lançait le projet du « porte-avions indigène » de
classe Vikrant relativement proche de l’INSVikramaditya dans sa conception
(configuration STOBAR, propulsion conventionnelle, longueur de 252 mètres et
déplacement de 40 000 tonnes). Pour construire ce porte-avions, le chantier naval
indien CSL à Kochi a reçu l’assistance de l’entreprise italienne Fincantieri pour
l’intégration de la propulsion et du bureau d’études russeNevskoie pour les
installations liées au groupe aéronaval. Mais le porte-avions INS Vikrant dont la
construction a commencé en 2005, qui a été mis à l’eau en 2013 et qui devrait
entrer en service en 2017, n’est qu’une étape intermédiaire pour New Dheli qui
prévoit déjà la construction d’un second porte-avions indigène, l’INS Vishal, cette
fois-ci équipé de catapultes (CATOBAR et non plus STOBAR) pour un déplacement
de 65 000 tonnes. Ce porte-avions pourrait emporter non seulement les anciens
MiG-29K, mais également le futur avion de 5e génération russoindien
HAL FGFA dérivé du chasseur russe Soukhoï T-50 PAF FA. L’Inde a
annoncé que ce nouveau porte-avions pourrait être mis en service en 2025. La
stratégie indienne consiste à produire de façon indigène mais à s’appuyer sur de
solides partenariats avec des groupes étrangers pour compenser les retards
technologiques. La Russie est en première ligne de ces partenariats avec l’exemple
des Su-30 fabriqués sous licence, du projet de chasseur de 5e génération (déjà
évoqué) ou encore du missile de croisière supersonique BrahMos entré en 2006
dans l’armée indienne. Par ailleurs, la mise en service du premier sous-marin
nucléaire indien, l’INS Arihant, est directement issue d’un programme de
coopération avec Moscou. Pour le nouveau porte-avions INS Vishal, en juillet 2007,
l’Inde s’est adressée par appel d’offre aux industriels de l’armement DCNS
(France), BAE System (GB), Lockheed Martin (USA) et Rosoboronexport (Russie).
La France s’est tout de suite dite prête à collaborer étroitement avec l’Inde.
Une délégation française de haut niveau aurait rencontré en janvier 2016 l’étatmajor
de la marine indienne dans le but de lui proposer des Rafale marine. Mais les
difficultés rencontrées pour achever la signature du contrat de 36 Rafale Dassault
pour l’armée de l’Air indienne augure mal d’un second contrat. En août 2015, le
gouvernement indien a signé avec les USA un accord pour créer un groupe de
travail permettant de définir des possibilités de collaboration, notamment pour les
systèmes de catapultes électromagnétiques (qui doivent équiper les prochains
porte-avions américains de classe Gerald Ford). Mais les Américains sont un choix
onéreux et peu tourné vers le transfert de technologies. Du coup, en regard de la
longue collaboration entre la Russie et l’Inde, notamment avec le chasseur de 5e
génération HAL FGFA élaboré conjointement avec Soukhoï et qui pourrait être
utilisé sur le futur porte-avions, Moscou pourrait bien remporter l’appel d’offre avec
son projet 23000E Shtormprésenté en juin 2015 par le Centre Krylov (cf. supra).
D’après Alexandre Mozgovoï, l’Inde préférerait aussi le projet russe en raison
du transfert de technologies très favorable : « Pour le moment, seul Moscou est
prêt à transférer à New Delhi non seulement l’ensemble de l’armement, mais aussi
les technologies pour le développer et le produire ». Dans tous les cas, l’Inde
semble dans une stratégie de fort développement de ses capacités aéronavales,
avec à sa disposition trois porte-avions d’ici 2025, dont un « supercarrier » pour la
fabrication duquel les Occidentaux risquent de s’empoigner …
Cet empressement indien est aussi une réponse à la montée en puissance de
Pékin. Outre l’expansion de la marine chinoise déjà observée concernant les
frégates, les destroyers ou les grands navires de débarquement, la Chine semble
plus largement changer de stratégie de développement. Dans un premier temps,
l’approche chinoise ressemblait beaucoup à la stratégie soviétique classique du
“sea denial” : créer un système de défense suffisamment dense pour empêcher les
groupes aéronavals américains d’entrer dans les zones d’influence hier
soviétiques, aujourd’hui chinoises. On parlait du temps de l’URSS des croiseurs et
des sous-marins nucléaires “chasseurs de porte-avions”. Mais aujourd’hui, comme
l’URSS à la fin des années 1980, la Marine chinoise semble également vouloir
créer une importante force de projection formée autour de différents “groupes
aéronavals”.
Quels sont les signes de ce point de basculement dans la doctrine navale
chinoise ? On sait aujourd’hui que la Chine a commencé la construction d’un porteavions
indigène, pour lequel les informations sont encore rares. Il viendra s’ajouter
avant 2020 au seul porte-avions chinois, le Liaoning, qui est à l’origine un bâtiment
soviétique, leVaryag, sistership de l’Amiral Kouznetsov, dont la quille a été posée
en 1985, qui a été lancé en 1988 mais dont la construction s’est interrompue à 70%
suite à la chute de l’URSS. La Chine l’achète en 2000 à la Russie et choisit
d’achever sa construction sans aide étrangère. La plupart des experts militaires l’en
jugent alors incapable. Pourtant, le navire finit par entrer au service de la Marine
chinoise en 2011 sous le nom deLiaoning. Faute d’être réellement opérationnel, le
seul porte-avions chinois sert surtout à former les futures forces aéronavales du
pays. La construction du second porte-avions indigène a “fuité” en novembre 2015
dans la presse chinoise : comme l’explique Le Figaro, « le fabricant de câbles
Jiangsu Shangshang a « remporté le contrat pour le deuxième porte-avions
chinois », s’est félicité durant le week-end un journal de Changzhou. Le secret a
déjà été entamé à plusieurs reprises, notamment par Wang Min, secrétaire du Parti
communiste de la province du Liaoning, qui avait révélé le début des travaux sur le
chantier naval de Dalian, le troisième port de la République populaire situé sur la
mer Jaune ». Débutjanvier 2016, le gouvernement chinois annonce officiellement la
construction du second porte-avions chinois, pour l’heure qualifié de Type-001A,
un navire de 300 mètres et de 50 000 tonnes de déplacement à propulsion
conventionnelle (proche en tonnage du Charles de Gaulle, très loin
dessupercarrier américains). Quid de la configuration du porte-avions ? Catapultes
et brins d’arrêt (CATOBAR), tremplin et brins d’arrêt (STOBAR), décollage court et
atterrissage vertical (STOVL) ? Mystère…Certains éléments laissent penser qu’il
pourrait s’agir d’un STOBAR. Le magazine Défense et sécurité internationale (DSI)
révèle ainsi que « des images par satellite du chantier de Dalian accréditent ainsi
l’hypothèse d’un bâtiment dont le hangar aurait des dimensions similaires à celles
du Liaoning, ce qui implique a priori une formule STOBAR (Short Take-Off But
Arrested Recovery). Il pourrait être lancé en 2016. La construction en série des
appareils de combat embarqués J-15 est également lancée et Pékin travaillerait sur
un appareil de combat à décollage court/atterrissages verticaux ». Cette dernière
information semble en revanche signifier que la Chine souhaite aussi se doter de
porte-avions de type STOVL à l’image du Queen Elizabeth britannique. Qu’en estil
des catapultes (CATOBAR) ? La Chine ne serait-elle pas encore capable de
maîtriser une telle technologie ? Le chasseur J-15 chinois est un avion dérivé du
Su-33 russe : relativement lourd, ce chasseur nécessite d’être allégé en version
marine, avec moins d’armement et de carburant, pour pouvoir décoller depuis le
tremplin d’un porte-avions de type STOBAR. Il est donc sûr aujourd’hui que la
Chine travaille à la mise au point de catapultes, ainsi qu’à une propulsion nucléaire
pour ses futurs porte-avions : il se trouve que l’Ukraine a vendu à la Chine les plans
du projet de porte-avions lourd soviétique Oulianovsk (cf. supra) et notamment
ceux des catapultes à vapeur Svetlanaqui devaient l’équiper.
Il est encore difficile de déterminer à quoi ressemblera demain la flotte chinoise de
porte-avions. A relativement court terme, elle pourrait être constituée d’un STOBAR
de conception soviétique et d’un STOBAR de conception indigène. A plus long
terme, la flotte chinoise pourrait compter plusieurs groupes aéronavals constitués
dans un premier temps autour de porte-avions STOBAR à propulsion
conventionnelle de 50 000 tonnes (proches duKouznetsov dans leur conception)
puis dans un second temps autour de porte-avions CATOBAR à propulsion
nucléaire de 90 000 tonnes (proches duOulianovsk). Reste à savoir dans quelles
dimensions … Quoi qu’il en soit, l’objectif de Pékin est sans appel : dépasser le
plus rapidement possible la puissance de la flotte japonaise et, d’ici 2040/2050,
rivaliser avec la flotte américaine. Un cauchemar en germe pour l’US Navy qui
pensait rester encore longtemps la seule hyper-puissance pour la maîtrise des
océans