Le canon
dual-purpose (
double-usage, ou
mixte) a fait son apparition dans les années 20 et a été l’objectif de recherches de nombreux fabricants pour des marines qui voulaient disposer d’un canon fiable et efficace à la fois contre les navires de petite et moyenne taille mais également contre les aéronefs dont on commençait à distinguer le poids de la menace qu'ils représentaient.
La Marine Nationale n’a pas dérogé à ce souhait d’obtenir un canon capable de tirer contre les buts marins et aériens, d’un modèle standardisé de référence pour ses unités. Elle mettra près d’un quart de siècle pour y arriver, après de nombreux essais, pour accoucher du canon de 100mm modèle 1953 (et ses versions modernisées) que nous connaissons tous, capable d’accomplir les missions précitées jusqu'à l'aube du XXIème siècle. Il est une véritable réussite et a même été exporté dans plusieurs pays.
Cependant, entre-temps, il y avait eu un faux espoir avec un projet coûteux en temps et en ressources, et qui malgré presque 30 ans à bord des bâtiments de la Marine Nationale, laissa un sentiment d’inachevé voire de gaspillage.
Voici un article sur l'histoire du canon mixte dans la Marine Nationale.
Introduction: une prise de conscienceDès la fin des années 20, les grandes marines ont plus ou moins compris l’intérêt d’avoir deux types de canons pour la défense contre avions : une artillerie légère à cadence rapide, et une plus lourde afin de réaliser des tirs de barrage à plus longue distance ou capable d’effectuer des dégâts importants sur des aéronefs toujours plus volumineux.
Un exemple, peut être le plus important, sur la prise de conscience de la menace aérienne, est donné par la
Royal Navy qui modernise des croiseurs de la classe C, datant de 1917, en l’occurrence le
Coventry et le
Curlew, entre 1935 et 1937. Leurs 5 canons de 152mm d'origine sont débarqués au profit de 10 canons mixtes de 102mm. La conversion paraissant réussie, 4 autres navires de la classe C sont modernisés : les
Cairo,
Calcutta,
Curaçao et
Carlisle.
Une maquette du HMS Conventry après sa modernisation. Plus de photos ici.
D'autres modernisations sont commencées ou prévues par la
Royal Navy, mais sont stoppées par le début du conflit (le
Colombo et le
Caledon ne seront disponibles finalement qu'en 1942 et 1943). Les anglais sont les seuls européens à avoir totalement assimilé la menace aérienne et la nécessité d'avoir des navires servant quasi exclusivement à la protection contre le danger venu du ciel.
Cependant, cela reste assez timide, et les navires mal équipés souffriront fortement dans le conflit qui débutera bientôt. Dès avril 1940, la confirmation était arrivée lors de la campagne de Norvège. Le 17 avril, le croiseur anglais
Suffolk subit 33 attaques aériennes et rentra au port avec la plage arrière au ras de l'eau. Deux jours plus tard, le croiseur français
Emile Bertin était traversé par une bombe de 500kg, ne devant son salut qu'à sa quasi-absence de blindage. Le 3 mai, le destroyer anglais
Afridi et le contre-torpilleur français
Bison sont coulés au même endroit. Les anglais mettent alors en avant leurs navires anti-aériens. Mais cela n'est pas suffisant, l'un d'entre-eux, le
Curlew est coulé le 26 mai.
1- Un héritage complexeA l’instar de ses contemporaines, la Marine Nationale a ainsi développé plusieurs canons
double-usages - à savoir capables de tirer contre des buts marins ou aériens, avec souvent deux types de projectiles différents en fonction du type d’utilisation.
En 1940 cependant, la marine française n'a pas totalement assimilé le danger aérien, et elle ne dispose ni de navires dédiés à ce type de lutte, et surtout, ce type de canon reflète assez bien sa situation : il en existe une multitude en service, mais l’état-major a compris la nécessité de moderniser et de standardiser les équipements, chose que d’autres marines ont commencé à faire, plus ou moins, et ce depuis plusieurs années.
En effet, gérer plusieurs calibres pose des problèmes de stocks de munitions, de fournisseurs, de maintenance, sans compter qu’il leur faut des appareils de visée, et cela sans compter que certains canons en service ne sont tout simplement plus adaptés à la nouvelle menace aérienne dont on commence à distinguer les contours.
Au moment de la chute de la métropole, la marine française dispose ainsi d’une belle liste de canons qui pourraient prétendre avoir des capacités
double-
usage, même si pour certains, il semble que l'idée ait rapidement été oubliée. En voici la liste :
Le canon de 152mm/50 modèle 1930Monté pour la première fois sur le croiseur
Emile-Bertin puis sur les 6 croiseurs de 7600 tonnes (à chaque fois dans des tourelles triples avec une élévation maximale de 45°), mais en but antinavire uniquement, une nouvelle tourelle a été conçue pour les cuirassés de la classe
Richelieu (tourelle modèle 1936).
Cette tourelle, triple elle-aussi, peut pointer jusqu’à 90°, recharger quel que soit l’angle, et ainsi lutter efficacement contre les formations aériennes ennemies. Du moins en théorie. Car la tourelle est lente, que ce soit en azimut comme en élévation, notamment car plus blindée que son aînée, le système de télécommande à distance est inadapté et surtout le système de chargement est peu fiable diminuant ainsi fortement les capacités de la tourelle. La cadence de tir en mode antiaérien est de 5 coups à la minute
(1).
Ainsi, on n’attendra même pas l’entrée en service du
Richelieu pour diminuer le nombre de tourelles embarquées sur ce type de navire, passant de 5 à 3, et remplacer les 2 retirées par un modèle plus fiable afin que les vaisseaux de cette classe soient équipés d’une DCA lourde correcte.
Entre-temps, une version plus légère, également
double-
usage, avec un pointage maximum à 70°, a été retenue pour équiper les 3 nouveaux croiseurs de type
De Grasse qui vont être mis en chantier. Si le
Guichen et le
Chateaurenault sont annulés à l’entrée en guerre, les spécifications restent inchangées pour le premier alors en chantier.
(1)Les modifications apportées à la tourelle et à son système de chargement sur le Richelieu en 1943 puis celles réalisées lors de l'achèvement du Jean-Bart (qui furent elles-même reportées sur le Richelieu) permirent d'atteindre une cadence de 8 à 9 coups à la minute.
Vue arrière d'une maquette (source LARSENAL) très détaillée représentant le Richelieu dans son état de 1945. On remarque les 3 massives tourelles de 152mmm. Au centre du navire, la barbette qui devait en supporter une autre a été recouverte d'une plate-forme supportant deux pseudo-tourelles de 100mm. L’œil averti notera une légère erreur quant à la couleur de la livrée, ainsi que les masques des tourelles de 100mm montés à l''envers.Le canon de 138.6mmIl existe en... 4 versions !
- Le 138.6 mm/40 modèle 1923
- Le 138.6 mm/40 modèle 1927
- Le 138.6 mm/45 modèle 1929
- Le 138.6 mm/45 modèle 1934
Le premier est en service sur les torpilleurs de type
Bison et le croiseur mouilleur de mines
Pluton.
Monté en affûts simples, le cadence de tir est lente (5 coups par minute) et le système de chargement inadapté aux nouvelles contraintes.
Le second est un nouveau design basé sur un modèle allemand. Il est embarqué sur des torpilleurs et contre-torpilleurs (classes
Aigle,
Cassard et
Le Malin). La cadence de tir théorique est bien meilleure que son prédécesseur : entre 12 et 15 coups à la minute. Mais là encore le système de chargement est inadapté et réduit la cadence à entre 8 et 10 coups à la minute.
Le troisième et le quatrième (qui est une amélioration du précédent) utilise un projectile plus lourd, et après une longue mise au point, propose enfin un système de chargement adapté. Cependant, sa faible et lente élévation le rend peu efficace pour la lutte antiaérienne. Il est embarqué en affûts simples et tourelles doubles, respectivement sur les torpilleurs du type
Le Fantasque et les contre-torpilleurs de type
Volta (il était aussi prévu pour une version améliorée de ces derniers, le type
Kléber, qui ne verra jamais le jour à cause de la défaite). La cadence de tir théorique est de 12 coups maximum par minute, mais en pratique elle ne dépasse pas les 8 coups par minute.
Vue arrière d'une maquette du contre-torpilleur Volta (dans sa dernière configuration) au Musée de la Marine, avec les tourelles doubles de 138mm.Le canon de 130mmIl existe lui aussi en 4 versions :
- Le 130 mm/40 modèle 1919
- Le 130 mm/40 modèle 1924
- Le 130 mm/45 modèle 1932
- Le 130 mm/45 modèle 1932
Le premier est un canon conçu durant la première guerre mondiale, et est embarqué en affûts simples sur les contre-torpilleurs de type
Simoun et
Tigre. Sa cadence de tir est de 4 à 5 coups à la minute, et son système de chargement rend son
usage difficile dès que l'on augmente l’élévation.
Le second, utilise les mêmes munitions que le précédent, et est censé être une amélioration de ce dernier, avec une cadence théorique de 8 coups par minute. En réalité, elle ne dépasse pas celle de son prédécesseur, et l’élévation maximale possible a même été réduite! Il est lui aussi embarqué sur des affûts simples, à bord des torpilleurs de la classe
Alcyon.
Le troisième est un modèle semi-automatique spécialement conçu pour les cuirassés de type
Dunkerque. Pour la première fois un cuirassé français emporte un canon
double-
usage dès sa mise en service. Les performances de ce nouveau canon qui représente l'avenir de la marine s'en ressentent : la cadence de tir théorique est de 10 à 12 coups à la minute. Seulement voilà, il est embarqué sous forme de tourelle
double et quadruple, qui sont - à l'instar des tourelles de 152mm sur les cuirassés de type
Richelieu - trop lentes pour suivre un avion moderne, notamment à cause de leur épais blindage est d'une motorisation pas assez puissante. De plus leur système de chargement, complexe et fragile, est prône à des blocages. Ce canon est un peu un symbole des outils dont veut se doter la marine, mais dont la conception se révèle difficile de par leur complexité.
Le dernier est le même modèle que le précédent mais il s'agit d'une version conçue pour les gros torpilleurs du type
Le Hardi. Il semblerait que la tourelle
double n'ait pas été adaptée pour la lutte anti-aérienne. Dans tous les cas, cette tourelle n'était pas encore au point, en témoigne l'engagement à Dakar le 25 septembre 1940 entre deux navires de cette classe, l'
Epée et le
Fleuret, avec la flotte britannique. Le premier ne pouvait pas tirer car ses tourelles ne pouvaient pas suivre la cible et le second fini avec tous ses systèmes de chargement bloqués.
Cela différencie par ailleurs ce canon - et sa tourelle - du 152mm embarqué sur les croiseurs
Emile Bertin et la série des 7600 tonnes ainsi que les cuirassés de type
Richelieu, qui eux donnèrent satisfaction en mode anti-navire, alors que pour le 130mm aucun des deux modes ne furent convaincants.
Vue arrière d'une maquette du cuirassé Dunkerque (source steelnavy.com), avec les tourelles doubles (à gauche) et quadruples (au centre) de 130mm.Le canon de 100mmLe canon de 100mm existe également en 4 modèles sur les navires français en 1940. Passons le premier qui est conçu pour les sous-marins océaniques pour aborder ceux embarqués sur des unités de surface :
- 100 mm/45 modèle 1927
- 100 mm/45 modèle 1932
- 100 mm/45 modèle 1930
Le premier est un canon disponible en affût simple, prévu pour une utilisation
double-
usage. Embarqué sur le transport d'hydravions
Commandant-Teste et plusieurs types de torpilleurs comme ceux ce la classe
Melpomène par exemple, sa cadence de tir atteint les 10 coups par minute, l'élévation allant de -10° à 80°.
Le second est identique au premier, mais pour une utilisation contre les buts de surface uniquement.
Le troisième, disponible en affût
double sous masque, est enfin un modèle conçu en mode
double-
usage. Installé tout d'abord sur le croiseur
Algérie, sa cadence de tir théorique est de 16 coups par minute. Cependant cette performance est réduite : en effet, il est ensuite installé sur des navires pas initialement conçus pour le recevoir : tout d'abord le cuirassé
Lorraine, dont les 4 affûts iront ensuite sur le
Richelieu. Dans les deux cas, leurs soutes à munitions trop éloignées devenaient un handicap une fois que les casiers qui se trouvaient à proximités des canons étaient vidés.
A noter que sur le
Richelieu, et probablement aussi sur la
Lorraine, on n'embarquait quasiment pas d'obus contre les buts de surface, car le cuirassé disposait déjà d'un armement secondaire conséquent.
Vue centrale du cuirassé Lorraine dans la période 1935-1940, avec les pseudo tourelles doubles de 100mm. Début 1940, elles sont débarquées à Toulon pour constituer une partie de l'armement d'urgence du Richelieu. Elle sont alors remplacées par 8 canons de 75mm en affûts simples.Le canon de 90 mm/50 modèle 1926 Il s’agit d’une version quasi-identique au 100mm cité ci-dessous, l’affût sous masque étant d’ailleurs le même. Cependant, plus ancien, il est moins performant, et il devient difficilement utilisable à haute élévation.
Il est installé sur les croiseurs de type
Suffren (à l'exception du
Suffren lui-même), sur l'
Emile Bertin et les croiseurs de 7600 tonnes.
D'autres unités plus petites comme le mouilleur de filets
Gladiateur ou des torpilleurs en furent équipées. A noter que faute de mieux, 4 affûts doubles furent installées sur le
Jean Bart lors de son long séjour à Casablanca.
La cadence de tir est de 12 à 15 coups à la minute, à l'exception du croiseur
Emile Bertin. En effet, une fois les munitions - stockées dans les casiers à proximité de deux tourelles - épuisées, la cadence chute à 20 coups par minute pour l'ensemble.
Vue centrale du croiseur - de la série des 7600 tonnes - La Galissonnière en achèvement en flot, avec les pseudo tourelles doubles de 90mm.Le canon de 75mm /50 Il existe trois variantes, les modèles 1922, 1924 et 1927. En bon français que nous sommes, il est une adaptation du canon de campagne de même calibre qui fait partie de notre patrimoine
génétique historique.
En 1940, ce canon est périmé, souvent comme les unités sur lesquelles on le trouve.
Installé en affûts simples sous masque, on le trouve sur les cuirassés de type
Courbet,
Bretagne (sur la
Lorraine à partir de 1940), sur le croiseur
Suffren, sur le porte-avions
Béarn, les croiseurs
Duguay-Trouin,
Jeanne-d'Arc et sur des unités plus petites comme les torpilleurs de type
Bourrasque.
La cadence de tir varie en fonction de l’élévation et du navire sur lequel il est utilisé, allant de 8 à 15 coups à la minute. Mais l'obus est trop léger et inadapté, les systèmes de chargement et de pointage obsolètes.
Vue centrale du cuirassé Bretagne en 1937, avec 4 affûts simples de 75mm sous masque.2- Les solutions d'avenirA cet état des lieux, il faut ajouter un nouveau canon bientôt disponible. Ce modèle de 100 mm/45 modèle 1933, en pseudo tourelle
double entièrement fermée, est une amélioration du précédent (le 100 mm/45 modèle 1930) même si sa cadence de tir reste la même. De plus, la conduite de tir est identique.
Vue de la nouvelle pseudo-tourelle, issue des plans du cuirassé Clemenceau.Il doit équiper certains nouveaux escorteurs en chantier, les croiseurs de type
De Grasse, les cuirassés
Clemenceau et
Gascogne, ainsi que les unités dont la construction est autorisée le 1er avril 1940 : deux cuirassés de 40.000TW et deux croiseurs de première classe.
A noter que pour les 4 cuirassés que nous venons de citer, la tourelle de 152mm, jurisprudence
Richelieu oblige, n’a plus qu’un rôle anti-navire.
Cette nouvelle tourelle de 100mm et le nouvel arrangement prévu pour ces grosses unités semblent donner des informations sur les orientations de la Marine Nationale. Ainsi, comme on le constate cette dernière est dans une phase de transition, et ne dispose pas vraiment d’un canon
double usage standard dans ses rangs, et ceux présents ne sont pas des solutions d’avenir, à l’exception du 130mm des
Dunkerque et
Le Hardi qui doit cependant être adapté et amélioré. Le conflit montrera l'importance d'un canon lourd
double usage...
En 1940, l’avenir semble donc principalement reposer surtout sur le nouveau 100mm en tant que solution transitoire ou pour les petites unités, mais celui-ci ne verra jamais le jour…
3- Sur quelle base repartir ?Alors que la guerre n’est pas encore achevée, la Marine commence déjà à étudier des solutions pour moderniser et reconstruire la flotte. Le conflit qui se termine a démontré l’importance et le rôle d’un canon
double usage, standardisé, puissant, et guidé par radar, dont l’archétype est le canon
dual-purpose de 127mm/38 américain. Ce modèle entré en service en 1934 et modernisé jusqu'à la fin du conflit permettra, dans sa célèbre tourelle
double, d'atteindre des cadences de tir allant jusqu'à 22 coups à la minute! Guidé par radar, efficace, robuste et fiable, il est devenu une référence, certaines marines étrangères l'adoptant.
Vue d'une tourelle double de 127mm américaine. Elle est représentée comme le summum de ce type de canon au lendemain de la seconde guerre mondiale. (Photo Wikipédia)Côté français, les services techniques oublient ainsi le canon de 100mm/45 modèle 1933 (qui donc ne vit jamais le jour), car ses capacités seraient en dessous de tout ce qu’il se fait ailleurs. Conformément à la demande de l’état-major, la base de travail va être le canon de 130mm qui était notamment présent sur les cuirassés de type
Dunkerque : une tourelle
double, à mi-chemin entre le 127mm américain et le 133mm anglais.
Alors que l’on propose notamment d’achever le porte-avions
Joffre avec cette nouvelle tourelle et ce nouveau canon, la marine se trouve « coincée » : le cuirassé
Jean-Bart et le croiseur
De Grasse vont être achevés, mais le canon de 130mm se trouverait trop proche en calibre de l’artillerie secondaire pour le premier, et de l’artillerie principale pour le second.
Pour le
Jean-Bart, on décide de concevoir un nouveau 100mm, en tourelle
double, une version améliorée du modèle 1933 : le 100mm /55 modèle 1945. A l'
usage, il sera capable de tirer 20 à 25 coups à la minute atteignant les objectifs fixés. 12 affûts doubles sont prévus avec un système de guidage par radar de fabrication française.
Pour le
De Grasse, que l’on compte achever sur des plans d’origine légèrement améliorés, cette nouvelle tourelle de 100mm remplacerait le modèle 1933, mais avec 6 affûts au lieu de 3 présents sur les plans d’origine.
Vue d'une tourelle double de 100mm modèle 1945. Plus massive et plus puissante que les modèles 1930 et 1933, elle s'inscrivait dans la modernité, comme une alternative au 130mm. Des raisons économiques et stratégiques feront qu'elle ne sera installée que sur le cuirassé Jean Bart. Une tourelle sera également installée sur le torpilleur Albatros (utilisé comme école de tir), en 1951.En parallèle, le canon de 152mm présent sur le
Richelieu et qui va être embarqué sur le
Jean Bart et le
De Grasse, voit son système de chargement amélioré afin qu’il puisse au moins réaliser des tirs de barrages aériens à de longues distances. Des premiers travaux en ce sens avaient déjà été réalisés lors de la modernisation du
Richelieu à New York en 1943, l’achèvement du
Jean Bart donne l’occasion aux français de rendre encore plus fiable le système et d’en faire profiter le
Richelieu. Cependant, malgré ces travaux et le fait que la tourelle est guidée par radar, cela ne corrige en rien ses défauts de lenteur. Le véritable rôle de l’artillerie lourde anti-aérienne revenant au final aux 100mm. Notons au passage que sur le
Richelieu, les difficultés économiques empêchèrent sa modernisation, le laissant avec le 100mm/45 modèle 1930 désuet avec sa conduite de tir elle aussi obsolète, rendant ce navire inadaptée à la nouvelle menace aérienne dès la fin des années 40.
En parallèle, les conditions financières et industrielles de la France de cette fin des années 40 feront que du
De Grasse, on achèvera que la coque que l’on lancera en 1946 pour finalement la faire patienter quelques années dans un coin du port de Lorient. Seul le
Jean-Bart verra le jour selon les plans définis, avec beaucoup de retard, puisque l’installation des 100mm/55 modèle 1945 se fera à partir de 1952.
Le bilan à la fin du conflit est ainsi fait : la tourelle de 152mm va être modernisée pour lui rendre un peu d’efficacité, un calibre de 100mm va équiper les unités qui embarquent ce 152mm pour en doper les capacités anti-aériennes, mais il s'agit d'une solution de circonstance pour ces navires. En effet, entre les deux, un calibre standard est en cour de développement, le 130 mm hérité des
Dunkerque et des
Le Hardi d’avant-guerre.
Cette demande d’étude est officialisée le 24 septembre 1945 : la marine demande une tourelle
double de 130mm CA.
Le contexte industriel et économique, ainsi que la difficulté qu’ont parfois les ingénieurs français à rattraper certains retards, font que la mise au point de la tourelle est laborieuse. D’ailleurs, le 6 juin 1947, le projet est modifié pour aligner le calibre sur le 127mm américain, et que les obus de ce dernier, dont il existe de grands stocks, puissent être utilisés sur le modèle français.
Malheureusement, dans ses rêves - utopiques - de reconstruction rapide la Marine Nationale en est encore à faire de grands projets par toujours homogènes : le 4 juin 1948 les plans portent sur l’utilisation de plusieurs calibres : nous l’avons donc vu :
- 152mm sur le cuirassé
Jean Bart et le croiseur
De Grasse (tourelles triples) ainsi que sur les nouveaux projets de croiseurs (tourelles doubles)
- 127mm sur les contre-torpilleurs à venir et les futurs croiseurs anti-aériens
- 100mm modèle 1945 sur le
Jean Bart, le
De Grasse et le porte-avions
PA28 alors en projet.
Au-delà du nombre de calibres, trois, on compte six montages différents : deux pour les 152mm (tourelles doubles et triples), deux pour les 127mm (tourelles doubles et simples : un affût simple étant souhaité pour la flotte auxiliaire) et deux pour le 100mm (un affût simple étant prévu pour le porte-avion précité).
Néanmoins, notre canon porte à présent un nom : le canon de 127mm modèle 1948.
4- En service, enfinLorsqu'il sortent des chantiers en 1953, pour leur reconstruction, qui en font les premiers escorteurs d'escadre de la Marine Nationale, on aurait pu imaginer que le
Guichen et le
Chateaurenault (deux ex-croiseurs légers italiens entrés en service en 1943 et cédés à la France en 1948) soient équipés de la même manière que les T47 de conception française qui viennent d'être mis en chantier.
Si c'est le cas pour la majorité des équipements - rien à par le "socle" du bâtiment (coque, machines, équipements de mouillage) ainsi que les cheminée et la grue pour embarcation, n' a été conservé, tout le reste étant identiques aux T47 - il existe une différence majeure : l'artillerie principale.
En effet en 1951, notre tourelle de 127mm modèle 1948 n'est pas encore prête, et faute de moyens financiers, le
Guichen et le
Chateaurenault ne seront pas équipés non plus de la tourelle de 100mm modèle 1945. Aussi se rabat-on sur une solution de secours : trois tourelles de 105 mm/65 modèle 1933 d'origine allemande sont installées, avec une conduite de tir identique à celle des 100mm qui sont en cours d'installation sur le
Jean Bart(1).
Un canon et une tourelle allemande sur un navire de conception italienne reconstruit par les français : vue de l'escorteur d'escadre Chateaurenault : à gauche la tourelle de 105mm allemande et à droite la conduite de tir, identique à celles du Jean Bart, de fabrication française mais d'inspiration allemande.Mais notre tourelle de 127mm 54 calibres modèle 1948 voit enfin le jour! Elle est installée pour la première fois sur l'escorteur d'escadre
Surcouf qui entre en service en 1955. Tout comme les onze autres T47 et les cinq T53, il est équipé de 3 tourelles de ce type, avec un seul télémètre pour l'ensemble.
La tourelle sera également installée sur nos deux croiseurs anti-aériens, le
De Grasse finalement achevé sur de nouveaux plans (de 1951 à ... 1956 !) puis le
Colbert. Sur ces deux navires, 8 tourelles sont installées avec 4 télémètres.
Vue de la conduite de tir des 127mm de l'escorteur d'escadre Kersaint lors de la revue navale au large de Toulon le 14 juillet 1958, avec le général De Gaulle à droite du cliché. Il existait plusieurs arrangements : le radar se trouvait soit sur le côté gauche (comme ici) ou droit de la conduite de tir (le croiseur De Grasse en avait deux de chaque), soit au dessus ou sur la face avant (croiseur Colbert par exemple)Cette tourelle télécommandée est une pièce semi-automatique - une pièce totalement automatique était initialement souhaitée, mais fut rapidement jugée trop lourde et trop fragile (et peut être trop longue à concevoir)
(2). Des servants sont donc présents pour le chargement et l'approvisionnement de la tourelle. Cette dernière rempli les objectifs souhaités, à savoir être utilisable contres des buts terriens, aériens et navals, avec la possibilité d'utiliser le projectile de conception américaine.
La plage avant du croiseur Colbert lors de ses essais. Cet arrangement impressionnant de 4 tourelles de 127mm elles-même surplombées de tourelles de 57mm avait été inspiré par les derniers croiseurs anti-aériens américain.La vitesse initiale du projectile, qui pèse 32 kg (dont 19 pour la douille), est de 810 m/s. La tourelle peut tirer avec une élévation maximale de 80 degrés.
La portée maximale théorique varie en fonction de l'utilisation : 22.400 mètres pour un but marin, 14.000 contre un but aérien. En réalité, on obtiendra une portée de 16.000 à 18.000 mètres contre les buts marins et de 8.000 à 9.000 contre les buts aériens, l'obus mettant 14 secondes pour atteindre l'altitude de 8000 mètres. Sur un croiseur, l'approvisionnement est de 300 coups par tube, soit 4800 coups au total en réserve.
Vue avant de l'escorteur d'escadre Surcouf après sa transformation en conducteur de flotille.Concernant la tourelle, elle pèse 48 tonnes, dont 14 pour la masse oscillante.
Sa conception, vous l'avez compris, a été particulièrement ardue. Ainsi, après des années d'efforts et d'investissements la marine obtient cette pièce dont elle avait tant rêvée.
(1) Cette combinaison tourelle de 105mm allemande + conduite de tir française avait été imaginée pour la modernisation du Richelieu, modernisation qui ne sera jamais réalisée car il aurait fallu ajouter des bulges au navire, comme on avait du faire sur le Jean Bart. Les moyens économiques de la nation ne le permettaient pas.(2) A la fin des années 40, l'US Navy venait de mettre en service les croiseurs Des Moines, Salem et Newport News, tous armées de 9 canons de 203 mm double usage et entièrement automatiques.5- Une carrière assez terneMais cependant, il n'est pas nécessaire de donner de grandes explications, cette tourelle restera comme quasi-anonyme à part pour ceux qui l'ont manœuvrée. En effet, bien qu'embarquée pendant 10 ans sur la majorité de nos navires et plus globalement un quart de siècle sur d'autres, elle n'a pas laissé, dans le cœur des amoureux de la marine, la trace d'un gros canon de cuirassé ou encore de celle qui lui succédera, équipée du nouveau canon de 100 mm modèle 1953.
Le canon de 127mm modèle 1948 et sa tourelle sont arrivés trop tard.
Embarquée à partir de 1955, cette tourelle entre en service au moment où les avions à réaction commencent à se démocratiser. Encore quelques années, et elle sera complètement périmée. Lorsque le
De Grasse sort des chantiers en 1956, cette tourelle est un des composants principal de son armement. Révélateur de son obsolescence, les américains ont, fin 1955, remis en service le croiseur
Boston, modernisé et équipés de deux rampes lance-missiles
Terrier!
Ainsi, même si ses performances et sa fragilité font qu'elle n'est pas la copie parfaite de son modèle, le 127mm américain, notre tourelle aurait fait très bonne figure une dizaine d'années plus tôt à la fin du second conflit mondial. Quelque part, elle symbolise la renaissance de la flotte française dans les années 50 : des années s'écoulant entre la conception et la réalisation, à une époque où tout allait si vite en termes d'innovations, les navires qui entrèrent en service durant cette décennie étaient presque obsolètes.
Dès la fin des années 50, la tourelle est trop lente pour la nouvelle menace aérienne, de même que ses appareils de guidage qui ne sont plus adaptés. Elle va alors subir des destins variés selon les bâtiments :
-
Sur les escorteurs d'escadre - de fabrication française : elle n'est conservée que sur les 4 bâtiments convertis en conducteurs de flottilles : le
Surcouf, le
Cassard, le
Forbin et le
Chevalier Paul, ainsi que sur trois autres non modifiés, les
Jauréguiberry,
Tartu et
La Bourdonnais.
-
Sur les croiseurs : sur le
De Grasse, qui principalement faute de moyens est retiré de son rôle anti-aérien seulement 8 ans après sa sortie des chantiers, 2 tourelles sont démontées en 1964 lors de sa transformation en bâtiment de commandement pour le Centre d'Expérimentation du Pacifique (CEP), pour laisser place à un hangar à hélicoptère. Les 6 tourelles restantes ne sont là que pour donner le change. Selon les dires d'un "ancien" de cette époque, "
il ne restait à bord ni munitions ni canonnier ou électricien d'armes".
- Sur le
Colbert, elles sont toutes retirées lors de la transformation du navire en croiseur lance-missiles à partir de 1970. Elle sont remplacées par une combinaison de 2 tourelles de 100mm modèle 1968 (contre 6 prévues initialement) et la rampe de missiles MASURCA.
Le dernier navire qui portait encore cette tourelle à quitter le service actif est l'escorteur d'escadre
Forbin, le 1er juin 1981.
Les deux tourelles arrières du Forbin.A noter qu'elle a servi une fois en conditions "réelles" : lors de la crise de Suez, le 30 octobre 1956, l'escorteur d'escadre
Kersaint attaquera et mettra en fuite le destroyer egyptien
Ibrahim el Awal en tirant à 65 reprises, mais sans toucher son adversaire.
6- La concrétisation : une unique héritièreLes cas particuliers du
Jean Bart, du
Guichen et du
Chateaurenault mis à part, les unités mises en service dans les années 50 reposaient sur une standardisation des équipements, axée sur un combinaison de deux canons :
- Le 127mm modèle 1948 dont nous venons de parler
- Le 57mm modèle 1951 (à l'exception du
Jean Bart qui était armé du modèle 1948)
Le premier était nous l'avons dit un canon
double usage, alors que le second était dédié exclusivement à l'
usage anti-aérien. Successeur du célèbre 40mm qui était maintenant dépassé, le 57mm était un canon conçu par le suédois Bofors et dont la France avait acheté la licence en 1947. La particularité était que cela ne comprenait que la masse oscillante : tourelle et système de chargement était de conception tricolore. Cette tourelle a été installée sur le
Jean Bart nous l'avons dit, mais aussi sur les escorteurs rapides, les escorteurs d'escadre (ex italiens, T47, T53) et sur les croiseurs
De Grasse et
Colbert.
Pièce semi-automatique, dirigée par un radar stabilisé tri-axialement, elle tire un obus percutant qui a une portée pratique maximale de 3000 mètres. Ce canon est utilisé pour la défense rapprochée, comme précisé plus haut, en héritage du 40mm.
Une tourelle de 57mm du Jean Bart, et derrière-elle, sa conduite de tir. Le cuirassé n'était équipé pratiquement que du modèle 1948, les autres navires avec le modèle 1951, plus léger, aux flancs emboutis avec une cheminée d'évacuation des fumées. A noter que sur les premiers escorteurs, l'arrière de la tourelle n'était fermé que par une bâche, ce qui posera des problèmes d'entretien du matériel.Comme il ne s'agit pas du but de cet article, je ne vais pas m'étendre dessus, mais pour résumer, il s'agissait d'un bon canon, mais dont la tourelle et son système de chargement sont réputés fragiles.
Donc à la fin des années 50, les navires qui viennent d'entrer en service sont soit dotés de l'un de ces deux canons, soit des deux, mais ces derniers ainsi que leur système de commande ne correspondent plus aux besoins de la nouvelle menace aérienne, composée à présent d'avions supersoniques.
Alors que la tourelle de 127mm modèle 1948 n'était même pas encore en service, un ingénieur du nom de
Tonnelé commence à travailler sur un nouveau canon. Celui-ci deviendra le canon de 100mm modèle 1953, avec sa célèbre tourelle.
Les avions plus rapides nécessitaient des tourelles plus réactives, et ces mêmes avions plus solides nécessitaient un obus plus lourd et plus puissant. Ainsi, la tourelle de 127mm et celle de 57mm furent fusionnées, à l'instar de ce qui firent d'autres marines.
En 1958, la tourelle de 57mm la plus en arrière sur l'escorteur rapide
Le Brestois est démontée et remplacée par le nouveau canon de 100mm pour essais. La mise au point de cette nouvelle tourelle est d'autant plus complexe que ses capacités doivent être bien supérieures à ce qu'il se faisait alors, et que le matériel doit être robuste à la différence des principaux couples tourelles/canons français des années 30, 40 et 50.
La tourelle extrême-arrière de l'escorteur rapide Le Brestois avait rapidement été démontée pour être remplacée par le nouveau modèle de 100mm pour des essais. A noter que malgré l'apparition du canon de 100mm, la tourelle de 57mm restera en service jusqu'au début des années 90.La mise au point va ensuite se poursuivre sur l'aviso
Victor Schoelcher à partir de 1961. L'adoption du canon par la marine se fait avec son installation sur le nouvel et unique escorteur d'escadre de type T56,
La Galissonnière, navire d'expérimentation aux nouvelles technologies anti-sous-marines que l'on retrouvera sur les futures frégates de la Marine Nationale, comme celles de type
Suffren par exemple.
La tourelle avant de l'aviso escorteur Victor Schoelcher.La nouvelle pseudo-tourelle (l’élévateur de munitions est fixe et ne fait pas partie de l'ensemble) atteint parfaitement ses objectifs : robustesse et efficacité. La version d'origine (1953) tire un obus de 13,4 kg à une vitesse initiale de 870m/s. La portée pratique est de 12.000 mètres en tir contre but marin et de 6000 mètres contre avions.
Notre canon de 100mm/55 modèle 1953 peut pointer de -15° à +80° avec une vitesse, pour la version modernisée, de 40° par seconde latéralement et 25° par seconde en élévation. La cadence de tir du premier modèle était de 60 coups maximum à la minute, elle atteindra 80 coups par minute après avoir subit des améliorations. En effet, elle a été modernisée à plusieurs reprises, avec les modèles 1964, 1968 puis le modèle 1968 CADAM (cadence de tir améliorée).
Entre les versions 1953 et 1964, on est passé à une tourelle plus légère, d'une pièce semi-automatique à une pièce qui l'était totalement(1) avec en plus une amélioration de la conduite de tir. Entre le modèle 1964 et le modèle 1968 (entré en service en 1971), on a rajouté un calculateur digital et le modèle 1968 CADAM (modernisation réalisée dans les années 80 et effective en 1986) aura donc une meilleure cadence de tir. Dans les années 90, la tourelle a été modernisée, mais je ne connais pas la portée que cela a eu au delà de l'aspect visuel.
En effet, à chaque modernisation, il n'y avait, dans la version française
(2) quasiment aucune différence visuelle (mis en part entre les version 64 et 68 où deux coupoles de visée étaient initialement présentes au lieu d'une).
La frégate lance-engins Duquesne au bassin en 2002. La présence des deux coupoles indique qu'il s'agit d'une version 53 ou 64 (certainement la deuxième)Il faudra attendre les dernières installations sur un navire pour en voir qui soient sensibles : il s'agit de celles sur les frégates de type
La Fayette au début des années 90 : la tourelle présente moins d'aspérités et possède une échelle démontable afin de diminuer sa signature radar.
Une anecdote à propos de l'apparence de la tourelle : lors du retrait du service du croiseur
Colbert en mai 1991, on a retiré ses deux tourelles modernisées version 1968 pour les échanger avec deux du porte-avions
Clemenceau qui ne l'étaient pas.
La tourelle de la frégate Courbet.Après plus d'un demi-siècle de service, cette tourelle est encore embarquée sur certains navires de la marine, mais les plus récents ont déjà 20 ans d'âge. En effet, pour ses nouvelles frégates et escorteurs, la marine nationale a décidé d'utiliser un canon de 76mm d'origine italienne.
(1) Bien que semi-automatique, la première version ne nécessitait d'intervention que pour tirer le premier coup, dont la cartouche devait être insérée manuellement. Le barillet doit cependant être alimenté par les servants.(2) Il existe un montage différent, plus compact, exporté notamment en Arabie Saoudite, Malaisie, Allemagne.[/i]